Isabelle Hachey
La Presse
Le samedi 05 avril 2008
Québec consacre chaque année 1,6 milliard aux élèves handicapés ou en difficulté. Pourtant, les enseignants qui les accueillent dans leur classe ne savent plus où donner de la tête, désemparés par la lourdeur de la tâche. Peu soutenus, et surtout mal formés pour aider des enfants présentant des troubles complexes, ils lancent un cri d'alarme. Voici leurs témoignages.
Tous les soirs, en rentrant à la maison, Martine se sent lasse. Vidée. Tous les soirs, elle songe à baisser les bras. C'est l'orgueil qui l'en empêche. Son groupe d'élèves a déjà eu raison des deux enseignantes qui l'ont précédée, dans sa petite école primaire du Lac- Saint-Jean. «Celle de deuxième année a dû être remplacée. Celle de troisième année est partie en avril. Elle n'était plus capable.»
Les enfants sont maintenant dans la classe de quatrième année de Martine, qui n'avait jamais rien vu de pareil malgré ses 15 ans d'expérience. «Ma classe, c'est un zoo!» s'exclame celle qui préfère taire son identité, et celle de son école, afin de protéger les enfants.
Sur ses 24 élèves, sept ont droit à un plan d'intervention adapté (PIA) parce qu'ils n'atteignent pas les objectifs de quatrième année. Pour trois d'entre eux, Martine doit revoir la matière à la baisse. «On diminue la tâche. Parfois on ne les fait pas écrire, ils ne font qu'écouter. Ce matin, on leur a donné une évaluation en lecture de niveau deuxième année. L'élève dysphasique a réussi, mais les deux autres ont échoué.»
Deux cancres, deux histoires. Celle d'une petite nouvelle qui accumule les retards au rythme des déménagements de parents qui s'entredéchirent, et qui se préoccupe davantage de savoir où elle échouera cet été que de ses leçons. Celle d'un garçon affligé d'un trouble du comportement, qui fait des crises à répétition. «Il est à la limite de la déficience, selon le rapport de la psychologue. Il n'a pas d'aide, pas de services, puisqu'il n'est pas officiellement déficient.»
«J'ai quatre élèves qui prennent du Ritalin, poursuit Martine. Deux sous-réactifs et deux hyperactifs. Les deux sous-réactifs prennent de la médication pour se concentrer, sinon ils ne sont pas là, ils sont dans la lune. Ce ne sont pas des élèves turbulents qui dérangent tout le groupe. Au contraire, ils dormiraient et ça serait parfait pour eux.»
«Les deux hyperactifs, il faut toujours les tenir assis, les contrôler. Ils bougent sans arrêt. Il y en a un que je ne peux placer qu'au fond de la classe. Il aurait besoin d'être en avant parce qu'il n'écoute pas, mais je ne peux pas, il est toujours debout. La psychologue m'a dit qu'il fallait qu'il bouge. Alors, il se lève, il se promène, il va tailler son crayon.»
Un programme escamoté
La journée de Martine se résume en majeure partie à gérer son «zoo». À apaiser les conflits. Et à tenter d'inculquer quelques règles de savoir-vivre aux enfants. «Respecte ton espace; ne barbouille pas dans le cahier de l'autre; enlève tes doigts de ton nez. Ce sont des règles de base, et ces élèves-là ont quand même 10 ans», dit-elle, désespérée.
«Je ne fais que ça, de la gestion de classe. Asseoir les élèves, les mettre au travail, ça me prend un bon 15 minutes. Ensuite, j'enseigne pendant 10-15 minutes, puis je perds l'attention de six ou sept enfants. C'est comme ça à chacune des périodes. À la fin de la journée, quand j'ai enseigné l'équivalent d'une période sur cinq, c'est bon.»
Entre la discipline et la gestion de crises, la matière est escamotée. «Je suis en retard partout dans mon programme. À la fin de l'année, je n'aurai pas enseigné plus de la moitié de ce que j'ai à montrer aux élèves.» Elle se sent impuissante. «Moi, j'ai été formée pour enseigner, pas pour faire la psychologue.»
Ce qui dérange surtout Martine, c'est l'impact de cette intégration massive d'élèves en difficulté sur leurs camarades plus doués. «Il y en a sept-huit qui réussissent bien, mais je n'ai pas de temps à leur consacrer. On fait tout au ralenti. Ces élèves savent des choses depuis longtemps, mais ils sont toujours à écouter le même discours. Ils ne progressent pas, eux non plus.»
Tout le monde y perd dans cette histoire. À commencer par Martine, qui se demande si elle tiendra le coup jusqu'à la fin de l'année. Il suffirait d'un rien - une crise de trop, peut-être - pour qu'elle déclare forfait. Par ici, les profs tombent comme des mouches.
Un poing dans le creux du ventre
Des enseignants ont accepté de nous livrer leurs impressions sur l'intégration massive d'élèves en difficulté dans leur classe. La plupart ont tenu à conserver l'anonymat. Voici quelques extraits de leurs témoignages.
Lorraine, première année
«Les élèves en difficulté sont incapables de travailler seuls; ils ont toujours besoin d'aide. Ils demandent tellement d'attention que les élèves réguliers sont laissés de côté. Résultat, ce ne sont pas seulement les faibles qu'on fait décrocher, ce sont
les forts aussi.»
«On ne fait que de l'intégration physique des enfants en difficulté dans nos classes. On doit adapter tout notre enseignement pour eux. Où est l'intégration quand on doit tout adapter?»
Micheline, deuxième année
«On est essoufflés. On veut que tous nos élèves réussissent, et c'est très difficile de voir qu'on est obligés d'en laisser de côté parce qu'on n'y arrive pas. On a l'impression de courir, on n'est jamais satisfaits."
Diane, troisième année
«Si j'avais eu une classe aussi difficile au début de ma carrière, je pense que j'y aurais laissé ma santé. À la récréation, nous nous parlons entre profs. J'ai dit à une collègue que j'avais un point dans le creux du ventre. Elle m'a répondu: moi aussi. Puis, d'autres nous ont dit la même chose. Nous avons découvert que nous avions toutes les mêmes symptômes. C'était de l'angoisse!»
«On n'ose pas en parler avec les parents. C'est un tabou social. J'ai un élève qui souffre de déficit d'attention. J'ai évoqué la possibilité du Ritalin avec ses parents. Je me suis fait ramasser! J'avais l'air de la méchante maîtresse qui ne voulait pas avoir à se casser la tête dans sa classe.»
Huguette, cinquième année
«On doit être enseignante, mais aussi infirmière, psychologue, maman. Les enfants intégrés demandent beaucoup d'attention, ils ralentissent le niveau de la classe. Avant, j'enseignais à un groupe d'enfants. Là, j'ai l'impression que ça prendrait 30 enseignants. Je passe autant de temps à les préparer, à les motiver et à les discipliner qu'à enseigner.»
Gislain Tardif, première secondaire
zÇa empire d'année en année. On a plus de mal à enseigner qu'avant. Quand on essaie d'aider les élèves en difficulté, on perd rapidement le contrôle de la classe à cause des élèves turbulents. Dans une période, le quart de mon temps est consacré à la discipline. On escamote la matière pour arriver à tout passer.»
«J'ai toujours eu des élèves qui n'étaient pas motivés, qui ne faisaient pas leurs devoirs. Mais on pouvait les compter sur une main. Là, on manque de doigts.»
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