Trop d'intégration «sauvage» dans les classes
Isabelle Hachey
La Presse
Le vendredi 04 avril 2008
On intègre de plus en plus d'enfants handicapés ou en difficulté dans les classes régulières. Mais les ressources ne suivent pas. Et les profs sont à bout de souffle. Ils se plaignent de passer plus de temps à gérer leur classe qu'à enseigner. Pour arriver à transmettre toute la matière, plusieurs doivent escamoter le programme. Désemparés, d'autres finissent par quitter la profession. Pour les syndicats, ça ne peut plus durer.
La Fédération des syndicats de l'enseignement réclame l'adoption d'une série de balises pour mettre fin à ce qu'elle considère être l'intégration «sauvage» des enfants handicapés ou en difficulté en classe régulière. Une intégration de plus en plus massive, qui épuise les profs et met en péril les apprentissages, tant des élèves intégrés que des autres.
«Ça ne peut plus durer comme ça!», tranche la présidente de la FSE, Johanne Fortier.
Réunis en conseil fédéral cette semaine, les représentants de 60 000 enseignants du Québec se sont penchés sur les recommandations contenues dans un volumineux rapport d'enquête, produit par la FSE, sur l'impact de l'intégration dans les classes primaires et secondaires. Les détails de leurs délibérations seront rendus publics aujourd'hui.
On sait déjà que la FSE entend exiger une limite au nombre d'élèves handicapés ou en difficulté par classe. «Il s'agit d'établir le seuil à partir duquel la classe ordinaire ne peut plus recevoir ces élèves sans compromettre la qualité de l'enseignement, autant pour eux que pour le reste de la classe», expliquait dernièrement Mme Fortier en entrevue à La Presse.
«Au sein de la société, il y a 10 à 12% de personnes en difficulté. Dans la classe, on devrait avoir la même norme, estime la présidente de la FSE. Ça veut dire qu'il ne devrait pas y avoir beaucoup plus de trois enfants en difficulté par classe.» Un taux déjà largement dépassé, poursuit-elle. «Dans une classe, il y a souvent sept ou huit enfants ayant des troubles de différents ordres.»
Selon les chiffres du ministère de l'Éducation, le nombre d'élèves handicapés ou en difficulté d'apprentissage ou d'adaptation (EHDAA) intégrés en classe ordinaire a augmenté de 37% en cinq ans, passant de 67 982 en 2001-2002 à 93 293 en 2006-2007.
La ministre de l'Éducation, Michelle Courchesne, n'a pas voulu commenter hier la requête de la FSE, ni révéler si de telles balises feront partie de son plan d'action pour l'amélioration de la réussite scolaire des EHDAA. Le plan d'action sera dévoilé ce printemps.
La proposition de la FSE risque de soulever la controverse. La majorité des parents tiennent à tout prix à l'intégration de leurs enfants handicapés ou en difficulté en classe ordinaire. Il s'agit d'ailleurs d'un droit inscrit dans la Loi sur l'instruction publique, qui stipule cependant que l'intégration ne doit pas constituer «une contrainte excessive» ou porter atteinte aux droits des autres élèves.
Témoignages troublants
Au cours des dernières semaines, La Presse a recueilli les témoignages d'une quinzaine d'enseignants, de Montréal au Lac-Saint-Jean. Le portrait n'est pas réjouissant. Ils nous ont confié leurs angoisses, leurs frustrations et leur sentiment d'impuissance face à l'intégration massive d'EHDAÀ dans leur classe. Leurs récits seront publiés demain.
«Les profs se sentent coincés, dit Mme Fortier. Beaucoup nous disent qu'ils sont rendus à faire plus de discipline que d'enseignement.» Certains n'arrivent même plus à passer toute la matière. Une enseignante de quatrième année a confié avec découragement qu'à la fin de l'année scolaire, elle n'aura réussi à enseigner que la moitié du programme.
Ce n'est pas un cas isolé. Selon un sondage réalisé par la FSE auprès de ses membres, les trois quarts des enseignants se disent dépourvus et considèrent que l'intégration va désormais trop loin.
La vague de projets sélectifs qui déferle sur l'école publique, ajoutée à l'exode des élèves vers les écoles privées, ont dépouillé les classes régulières de leurs élèves les plus doués. Un véritable «écrémage», selon Égide Royer, spécialiste de l'adaptation scolaire à l'Université Laval. «Une fois que le privé, que les écoles internationales et que les programmes comme art-études et sport-études ont fait le plein, elle ressemble à quoi la classe ordinaire? Elle est moyenne, faible.»
C'est dans ces classes déjà affaiblies qu'échouent les EHDAA, accentuant d'autant la pression sur les profs. «L'intégration est allée beaucoup trop loin», dénonce Nathalie Morel, présidente de l'Alliance des professeurs de Montréal. «Les enseignants n'en peuvent plus, ils ne savent plus où donner de la tête. Plusieurs prennent des congés de maladie ou quittent la profession tellement la lourdeur de la tâche est rendue incroyable. C'est assez. On est en train d'épuiser tout le monde.»