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Kibbutz

Le kibboutz n'est plus ce qu'il était

Avec la privatisation du kibboutz Degania, le plus ancien village collectif, créé en 1910, c'est tout un symbole de vie communautaire qui s'en va, victime de l'air du temps.

Par Serge Dumont

ISRAEL.- C'est la fin d'un monde. Une époque glorieuse d'Israël s'enfonce dans les oubliettes de l'Histoire. Le 17 février, 85 % des 320 "camarades" du kibboutz Degania ont décidé de privatiser leurs activités et de passer au système des salaires différenciés. Ils ont abandonné l'égalitarisme pour se transformer en un village agricole pareil à n'importe quel autre. L'affaire a fait d'autant plus de bruit dans l'Etat hébreu que Degania fut le premier kibboutz créé en terre de Palestine, et qu'il a servi de modèle aux quelque deux cents autres qui ont suivi.

"Lorsque notre communauté a été créée, en 1910, ses douze fondateurs, dix hommes et deux femmes, rêvaient d'une société égalitaire fondée sur le travail de la terre et sur un traitement égal pour tous, raconte Hézi Dor, l'un des membres les plus anciens de Degania. Universitaires ou vachers, les camarades acceptaient la même loi. Ils mangeaient ensemble au réfectoire collectif et n'avaient pas à se soucier du coût des soins médicaux ni de leurs vieux jours puisque la collectivité les prenait intégralement en charge. C'était une autre mentalité, basée sur des valeurs moins matérialistes qu'aujourd'hui."

Situé en Galilée, à proximité du lac de Tibériade, Degania est le symbole du mouvement des kibboutzim. Ses allées sont boisées et ses membres vivent dans de petits pavillons bien entretenus. A 86 ans, Yona Shapira est la doyenne de la communauté. Elle est née dans la première construction en dur du kibboutz -une cabane en bois- et a été élevée dans l'idéal égalitaire. Yossef Baratz, son père, fut d'ailleurs député travailliste à la Knesset -la première. Il participait à des réunions politiques à Jérusalem pendant que son épouse trayait les vaches sous la protection de gardes armés censés arrêter les attaques provenant des villages palestiniens voisins.

"Mes parents seraient devenus fous s'ils vivaient encore, car la mentalité des kibboutznikim d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec la leur, explique Yona Shapira. Aujourd'hui, les gens se préoccupent beaucoup plus de leur bonheur individuel que de l'intérêt collectif. Ils étudient pour progresser dans la vie sans regarder ce qui se passe à quelques mètres d'eux. Le temps du travaillisme imposé par David Ben Gourion (le fondateur de l'Etat hébreu) est révolu. Désormais, on privatise tout, et on court après l'argent. Lorsque j'étais jeune, on nous disait de nettoyer le réfectoire et nous le faisions sans rechigner, même après une dure journée de travail. On ne se demandait pas pourquoi, on savait que c'était pour le bien de tous. Depuis une trentaine d'années, des milliers de jeunes ont quitté leur kibboutz pour tenter leur chance à la ville ou à l'étranger."

Ingénieur en électronique, Ofer (32 ans) est de ceux-là. Après avoir servi dans les renseignements militaires, il a préféré s'installer à Tel-Aviv plutôt que de retourner dans son kibboutz, au milieu du désert du Néguev. "Il est exact que certains kibboutzim riches offrent une sécurité de vie à leurs membres actifs et à leurs anciens, explique-t-il. Mais ce sont des communautés fermées, repliées sur elles-mêmes. Tout le monde épie tout le monde et l'on y étouffe. Vous pensez que les kibboutzim sont progressistes et à l'affût du moindre progrès social? Vous vous trompez car il n'y a pas plus beauf que ces camarades qui débitent des dogmes durant les assemblées générales." Et de poursuivre: "Bien sûr, les kibboutzim ont changé au fil du temps. Principalement agricoles jusqu'à la fin des années 1960, ils sont progressivement devenus industriels. Certains développent même des logiciels ultraperfectionnés pour le secteur de la défense et sont bien intégrés dans le secteur high-tech israélien. Ils exportent dans le monde entier. Mais ils sont rares."

"En gros, les villages collectifs ont fait leur temps." Même dans les kibboutzim se revendiquant encore du socialisme comme Maabarot, rares sont en tout cas les "camarades" à fréquenter le réfectoire collectif. Les repas n'y sont d'ailleurs plus gratuits. On les payent avec une carte magnétique. Chaque "camarade" dispose d'un compte bancaire (ce qui était interdit auparavant) sur lequel le kibboutz verse un salaire égal pour tous… augmenté de primes liées à la fonction de chacun. Un avocat ne gagne donc plus le même montant qu'une couturière ou un plombier. La différenciation se marque aussi dans les logements, puisque les "camarades" les plus anciens se voient attribuer de beaux pavillons alors que d'autres ont droit à des logements moins confortables.

Le déclin des kibboutzim a commencé peu après la victoire électorale du Likoud de 1977. Jusqu'alors, les gouvernements travaillistes qui s'étaient succédé depuis 1948 n'avaient jamais rien refusé à cette minorité, vue comme "l'élite de l'élite". Les subsides pleuvaient, d'autant plus généreux que la plupart des ministres, des députés, des fonctionnaires, des magistrats ainsi que des cadres de l'armée et des industries d'Etat avaient vécu dans ces villages collectifs. A partir de 1977-78 , le Premier ministre Menahem Begin (Likoud) et son homme de confiance Ariel Sharon ont consacré d'énormes budgets à la création de colonies juives en Cisjordanie. Sharon rêvait d'installer au moins 1 million de colons dans les territoires, pour rendre le phénomène irréversible. Le projet n'est certes pas arrivé à son terme, mais des sommes énormes, évaluées par Shimon Pérès à 2 milliards de dollars, ont été investies dans la création d'infrastructures pour les colons.

Vers 1985, acculés par les banques, qui exigeaient le remboursement de prêts contractés durant la période travailliste, la plupart des kibboutzim étaient quasiment en état de faillite. Leur dette a alors été étalée et un mécanisme de solidarité entre les collectivités pauvres et les plus riches a été créé. Pour renflouer les caisses, des "camarades" ont été autorisés à travailler en ville, voire à développer une petite affaire au sein du village communautaire. Les maisons vides ont été louées à des Israéliens désireux de bénéficier de bonnes conditions de vie à la campagne. Mais l'agonie s'est poursuivie. En vingt-cinq ans, deux tiers des kibboutzim ont renoncé à l'égalitarisme pur et dur. Certains ont décidé de s'autodissoudre. Exemple: à la fin de 2002, le Conseil des ministres a "déclassifié" le kibboutz Haon, créé en Galilée en 1949 par des survivants polonais de la Shoah, et dont les descendants voulaient se séparer. Les terres de la communauté (qui avaient été en partie confisquées à des paysans palestiniens en 1948) ont été attribuées à l'Etat hébreu, qui les a vendues à des promoteurs.

"Dans les années 1960, des milliers de volontaires occidentaux se pressaient pour effectuer un séjour dans les kibboutzim et nous leur assenions nos beaux principes, se souvient Rinat Barzilaï, une ancienne de Haon. S'ils voyaient ce que nous sommes devenus, ils seraient déçus."