Point de Bascule
Rapport Bouchard-Taylor : la tentation totalitaire, par Mathieu Bock-Côté
1er juin 2008, par Annie Lessard, Marc Lebuis
Le rapport Bouchard-Taylor propose qu’on transforme la société en camp de rééducation idéologique où l’identité sera déconstruite pour déprendre l’individu de la culture nationale du Québec historique. Mais le peuple rechigne. On traduira donc sa dissidence dans le langage du racisme et on réprimera toute critique du multiculturalisme par la censure. Derrière les appels au pluralisme intégral, une nouvelle tentation totalitaire se dévoile. Les chartes des droits servent à comprimer les libertés individuelles. - Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est candidat au doctorat en sociologie à l’UQAM et auteur de La dénationalisation tranquille, publié chez Boréal en septembre 2007.
Nous reproduisons ci-dessous une opinion qu’il a publiée dans l’édition du 31 mai du quotidien Le Devoir sous le titre Marcuse, inspirateur de la commission Bouchard-Taylor.
Dans un article antérieur publié dans le quotidien La Presse sous le titre Un texte très inquiétant, M. Bock-Côté écrivait, au sujet du rapport de la Commission Bouchard-Taylor, que « ce rapport, loin de résoudre les problèmes actuels du Québec sur le plan identitaire, ne contribue qu’à les amplifier en disqualifiant les préoccupations populaires et en s’acharnant dans la sacralisation d’une idéologie multiculturelle basculant silencieusement vers une forme faussement vertueuse d’autoritarisme ».
Lisez le texte suivant du même auteur : Le multiculturalisme, un utopisme malfaisant. Nous vous recommandons aussi, comme lecture complémentaire, l’article de Jean-Jacques Tremblay écrit à la demande de Point de BASCULE : Rapport Bouchard-Taylor : fabriquer l’Homme Nouveau par la dictature de l’harmonie
Marcuse, inspirateur de la commission Bouchard-Taylor, par Mathieu-Bock-Côté
Mise en place au printemps 2007 pour résoudre la crise des accommodements raisonnables, la commission Bouchard-Taylor se sera fait connaître à travers ses forums publics, qui auront révélé le malaise de l’intelligentsia québécoise par rapport aux classes populaires. Un malaise confirmé avec la publication du rapport final de la commission, il y a quelques jours. Plutôt qu’une simple expression de la condescendance des intellectuels envers les classes populaires, il faut plutôt reconnaître dans ce malaise le symptôme d’une transformation des rapports entre l’intelligentsia et le peuple depuis quelques décennies. Pour comprendre ce phénomène du point de vue de l’histoire intellectuelle, on croisera nécessairement plusieurs figures comme celles de Michel Foucault, d’Alain Touraine et surtout celle d’Herbert Marcuse.
Marcuse a connu ses jours de gloire grâce à Mai 68, quand la révolte adolescente trouva dans son oeuvre une théorisation de ses aspirations et de ses critiques de la société occidentale. Un peu oublié sur le plan philosophique, son travail fut toutefois d’une indéniable efficacité politique, comme la plupart des oeuvres générées par cette époque où un marxisme déréalisé sociologiquement s’était dévoyé en pur révolutionnarisme avec une critique de la civilisation prenant le pas sur l’analyse économique. C’est ce qu’on a appelé la nouvelle gauche, qui s’est fait connaître par une redéfinition stratégique du progressisme en misant dorénavant sur les « minorités marginalisées » au sein de la collectivité, qu’il fallait désormais parvenir à émanciper en entreprenant une critique radicale des institutions supposément responsables de leur mauvais sort. Déjà, le progressisme laissait entrevoir son basculement du socialisme au multiculturalisme avec sa sacralisation des minorités appelées à transformer la société.
Mais on oublie souvent que cette élection de nouveaux sujets historiques porteurs de « radicalité » reposait sur un constat sévère : celui d’une défiance avouée envers le peuple qui n’avait pas rempli le rôle que lui avait réservé la théorie révolutionnaire. Marcuse le constatait bien : mis devant la possibilité de la révolution, le peuple aura préféré s’en détourner en adhérant profondément aux institutions principales définissant la civilisation occidentale. Ainsi, il écrivait lucidement : « Qu’une conscience non révolutionnaire — ou plutôt antirévolutionnaire — prévaut dans la majorité de la classe ouvrière, cela saute aux yeux. » Et la société risquait de garder longtemps le peuple dans le camp conservateur. « Cette prise de conscience est absolument impossible pour la grande majorité de la population, qui est, en quelque sorte, à l’intérieur de la machine sociale. » Une nouvelle configuration politique se mettait en place. Pratiquement, la conclusion était simple : le peuple, voilà l’ennemi !
Le peuple n’est plus habilité à gouverner. Mais le gouvernement des hommes doit se poursuivre. Dès le début des années 1970, Marcuse voyait bien cette alternative et reconnaissait avec honnêteté préférer une éventuelle dictature des intellectuels au pouvoir d’un peuple encore imparfait. « Moi, en tout cas, je préférerais, si c’est là le choix, la dictature des intellectuels, s’il n’y a pas l’alternative d’une véritable démocratie libre. » Il n’hésitait pas à ajouter : « Il est nécessaire, pour une société civilisée, que des gens éduqués aient des prérogatives politiques pour combattre les sentiments, les attitudes et les concepts des masses non éduquées. » En atténuant un peu les formules, ne retrouve-t-on pas une semblable préférence dans l’intelligentsia progressiste désireuse de soustraire le pouvoir au peuple qui n’aurait pas encore été rééduqué par elle ? C’est à tout le moins ce que semblait dire Gérard Bouchard, à l’automne 2007 lorsqu’il confiait au Devoir que les « gens qui ne sont pas des intellectuels mais qui regardent les nouvelles à TVA ou à TQS, dans le meilleur des cas au téléjournal », ne disposaient pas du capital culturel nécessaire à la compréhension des enjeux liés au multiculturalisme. La réaction de soulagement qui entoura la création de la commission nous le suggère aussi : enfin, on retirait des mains du peuple une question trop difficile pour lui. Les passions populaires allaient être remplacées par la raison progressiste.
Un peuple à transformer
Pour Marcuse, le peuple n’était pas prêt à la révolution et devait être transformé. Pour l’intelligentsia pluraliste, c’est la société québécoise qui n’est pas prête à se convertir au multiculturalisme et elle doit être changée pour la même raison. Nous entrons ici au coeur du rapport de la commission Bouchard-Taylor lorsqu’on y affirmait que la société d’accueil devait transformer sa représentation d’elle-même pour l’adapter au multiculturalisme (car nous ne ferons pas l’erreur d’accepter la distinction artificielle entre le multiculturalisme et l’interculturalisme que nous propose le rapport de la commission, dans la mesure où les deux « doctrines » reposent sur la révocation de la culture majoritaire comme culture de référence et le refus d’en faire un pôle de référence normatif pour les nouveaux arrivants). C’est probablement la principale thèse qui ressort d’ailleurs de ce rapport : la majorité francophone constituerait la principale entrave à l’élaboration d’une culture « vraiment commune » à l’ensemble du Québec. Cette majorité serait à la fois atteinte d’une tare identitaire congénitale en plus d’avoir une prétention hégémonique à se poser comme culture de référence pour l’ensemble de la collectivité. De là les innombrables campagnes de « sensibilisation à la diversité » ou « d’éducation à la différence » qui sont supposées transformer la conscience nationale pour mieux la disposer envers la société multiculturelle, pour « conscientiser » la société aux bienfaits idéologiques de sa fragmentation identitaire, pour lui permettre « d’intérioriser » la philosophie pluraliste. La chose exige évidemment de grands moyens.
Un camp de rééducation
Marcuse se posait déjà la question à l’époque : comment transformer massivement les mentalités populaires ? Comment « rééduquer la population » ? De ce point de vue, la politique a désormais pour fonction de transformer la société en immense camp de rééducation idéologique où l’identité nationale sera déconstruite pour permettre la mise en place de nouveaux mécanismes de socialisation qui déprendraient l’individu des traditions qui le façonnent. Marcuse faisait d’ailleurs de la construction de l’homme nouveau un élément central de son programme politique. « J’ai essayé de montrer qu’un changement présupposerait un refus total, ou pour employer le langage des étudiants, une contestation permanente de cette société. Et qu’il ne s’agit pas seulement de changer les institutions mais plutôt, et c’est plus important, de changer totalement les hommes dans leurs attitudes, dans leurs instincts, dans leurs buts, dans leurs valeurs. » Marcuse n’hésitait pas d’ailleurs à l’exprimer encore plus clairement : « Cela veut dire que la révolution postule d’abord l’émergence d’un nouveau type d’homme, avec des besoins et des aspirations qualitativement différents des besoins et des aspirations agressifs et répressifs des sociétés établies. »
Le vieux mythe de l’homme nouveau qui intoxique l’intelligentsia depuis trop longtemps prend aujourd’hui la forme du rêve d’un homme « sans préjugés » infiniment tolérant et inlassablement ouvert au dialogue. Ne retrouve-t-on pas cet aveu chez ceux qui veulent fabriquer au berceau l’homme sans préjugés dont la société adulte se refuserait d’accoucher ? Lorsqu’on milite pour la conversion de l’école au multiculturalisme, comme en témoignent le sacrifice de l’histoire nationale à l’histoire multiculturelle ou la mise en place d’un programme d’Éthique et de culture religieuse (un programme dont la commission encourage la « promotion énergique »), on peut dire de l’État québécois qu’il a intériorisé cette utopie et qu’il entend désormais fabriquer un nouveau peuple, ce que les commissaires reconnaissent en disant vouloir construire une nouvelle culture commune, celle de la « citoyenneté interculturelle » qui serait enfin déprise de la culture nationale du Québec historique.
Mais le peuple réel rechigne. Il ne voulait pas de la révolution socialiste hier. Il ne veut pas de la révolution multiculturelle aujourd’hui, comme la controverse des accommodements raisonnables l’aura amplement démontré. On traduira donc de manière conceptuelle sa dissidence dans le langage de l’intolérance pour ne reconnaître dans la défense de l’identité nationale qu’une marque de xénophobie ou de racisme. Évidemment, de tels sentiments ne devraient pas être permis dans le débat public. Car le débat public n’est pas un espace sans contraintes, comme le reconnaissait Marcuse, qui distinguait les « contraintes progressistes » des « contraintes réactionnaires », les premières étant nécessaires pour émanciper la subjectivité (aujourd’hui on dirait les identités), les secondes limitant plutôt leur expression et devant pour cela être démantelées.
Marcuse croyait ainsi nécessaire l’exercice d’une tolérance répressive, manière comme une autre de reprendre le vieux slogan « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » revampé en « pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance ». Cette manière de disqualifier moralement le peuple en criminalisant à la fois ses comportements, ses attitudes et ses aspirations s’incarne aujourd’hui dans le politiquement correct, qui sert principalement de dispositif idéologique pour censurer toutes les manifestations du monde contre lequel se construit le multiculturalisme. On pourrait aussi dire que le politiquement correct est l’instrument de disqualification sociale et juridique privilégié pour refouler hors du débat public les positions politiques qui contestent la sacralisation du chartisme multiculturel. Au nom de la lutte à l’intolérance, c’est la critique du multiculturalisme qui devra devenir au sens propre impensable.
Censure et discrimination
Une censure qui correspond à la volonté de criminaliser la dissidence par rapport au multiculturalisme. Cette volonté était explicitement présente dans le rapport de la commission Bouchard-Taylor, qui proposait « que la charte québécoise interdise l’incitation publique à la discrimination ». Dans la mesure où on connaît la définition très élargie que les « sciences sociales » donnent aujourd’hui de la discrimination, on doit comprendre ici que le rapport de la commission propose d’interdire tout simplement la contestation publique du multiculturalisme. Si on suit les commissaires dans leur raisonnement, le simple fait de plaider pour faire de la majorité francophone le pôle de convergence de la communauté politique québécoise sera considéré comme un appel à la discrimination. Doit-on en conclure que la charte devrait désormais interdire la diffusion de certains écrits tardifs de Fernand Dumont ?
Le point d’aboutissement d’une telle dynamique ne laisse pas de doute : la révolution culturelle a fini par générer un nouveau régime politique pour nos sociétés qui se déprennent subrepticement de la démocratie libérale. Le régime techno-chartiste repose ainsi explicitement sur la disqualification du peuple par un système idéologique qui criminalise ses manifestations. La lecture du rapport de la commission nous permet de voir à quel point les chartes sont désormais sacralisées et servent de texte fondateur pour réinterpréter toutes les interactions sociales au Québec. Le chartisme est certainement aujourd’hui l’héritage le plus net de la nouvelle gauche sur le plan institutionnel et doit être considéré comme l’instrument par excellence de désarmement et de neutralisation de la souveraineté populaire, qui est de plus en plus présentée comme une simple tyrannie de la majorité contre laquelle devrait s’imposer la technocratie progressiste. Il va de soi que les chartes, de ce point de vue, ne servent pas à préserver les libertés individuelles, mais bien à les comprimer.
Il y a quelque chose de fascinant dans le radicalisme idéologique, avec sa perpétuelle régression utopique. Hier, la société sans classes promettait une réconciliation des consciences dans un monde abolissant pour de bon l’aliénation générée par le capitalisme. Dans la société multiculturelle, il devrait seulement y avoir la perpétuelle réconciliation des différences s’enrichissant les unes les autres. Mais la promesse de la société idéale est toujours l’avant-dernière étape avant l’anesthésie des libertés. La chose devait désormais être reconnue : rien n’est plus intolérant qu’une philosophie qui réclame pour elle seule le monopole de la tolérance. Derrière les grands appels au pluralisme intégral, c’est une vieille tentation qui se dévoile sous une allure neuve. Une nouvelle tentation totalitaire.