Diaspora
L'émigration est le sort des Libanais depuis des milliers d'années. Penseurs ou commerçants, ils portent dans leurs bagages d'immigrants, en filigrane de leur être, des milliers d'années d'histoire, mais aussi de guerres et de blessures. L'immigration libanaise au Canada fait partie des deux grandes vagues d'émigration vers le nouveau monde : la vague d'avant 1924 et celle d'après 1962. Certains avancent même que les Phéniciens ont découvert les Amériques bien avant Christophe Colomb. Ce n'est qu'à partir de 1870 que le mouvement devient significatif. Trois générations ont fait l'histoire d'une communauté colorée et vivante. Au Liban, beaucoup ont l'impression que les Libanais ne sont pas reconnus ailleurs que chez eux. Ils font erreur.
On ne peut parler des Libanais du Canada sans les placer dans le contexte des communautés arabes (syrienne, irakienne, palestinienne, tunisienne, marocaine, algérienne...) et par la suite des autres communautés existantes (italienne, juive, grecque), pour ne citer que les plus nombreuses.
Durant la période de guerre au Liban, des milliers de familles libanaises, voire des villages entiers, à majorité chrétienne, se sont installés au Canada, se sont intégrés et y ont commencé une nouvelle vie. La ville de Saint-Laurent sera plus tard synonyme de Saint-Liban, comme l'a surnommée l'ex-Premier ministre du Québec, Bernard Landry, dans une allocution. Mais les Libanais ne sont pas qu'à Saint-Laurent, ils sont partout à Montréal, et à travers le Canada où l'on trouve des noms et des indices repères : Rossy, Amir, Adonis, Tabbah, Andalos, Magi-Prix, Dollarama, Phoenicia, Cedar, Greich et Skaff, et des restaurants comme Sara, Amir, Zahlé, Lordia, Sultan, Nuits d'Orient, Layali Beyrouth... La communauté libanaise a pour spécificité de porter en elle sa terre, ses racines, sa culture, et de ne pas s'y enfermer mais au contraire d'en faire le ferment d'une réalité nouvelle. La cuisine libanaise aujourd'hui n'appartient plus aux seuls Libanais. Elle est devenue l'un des symboles de l'enrichissement apporté à la société canadienne, au même titre que la musique, la restauration et les créativités à plusieurs voies.
Première génération
Les immigrants du Moyen-Orient qui s'installent au Québec vers la fin de XIXe siècle sont tous des chrétiens du Mont-Liban et de certaines villes de la Syrie actuelle. Ces immigrants avaient quitté leurs foyers à la suite de l'effondrement de l'économie rurale et des massacres interconfessionnels qui avaient ravagé quelques districts et provinces arabes de l'Empire ottoman. Beaucoup de chrétiens, fascinés par l'image de l'Occident propagée par les missionnaires européens et américains, traversent les océans vers les deux Amériques.
C'est ainsi qu'en 1882, Ibrahim Abou Nader, âgé de 19 ans, débarque au port de Montréal en provenance du Liban. Ibrahim portait le vêtement paysan traditionnel, ce qui n'avait pas manqué de surprendre les habitants du pays et de lui valoir leurs quolibets.
En 1883, trois autres immigrants libanais arrivent à Montréal : Sélim Élias Achkar, Joseph Jabawi et son fils. En 1884, Boutros Tadi quitte le Liban pour s'établir à Montréal. Le mouvement s'intensifie alors et en 1885, le nombre atteint la cinquantaine.
Les premiers arrivants ont surtout travaillé dans le commerce, vendant toutes sortes de produits. Ils faisaient du porte-à-porte, transportant leur marchandise dans des boîtes, remplacées plus tard par des valises. Leur existence était rude. Il va sans dire que la résistance physique de ces pionniers était mise à rude épreuve, avec des températures frôlant parfois les -40°. Annie Midlige, une Libanaise arrivée au Canada en 1895, s'opposa à la prestigieuse Compagnie de la Baie d'Hudson et lui livra une farouche concurrence dans le commerce des fourrures. Persistante, tenace et courageuse, elle incarnait l'esprit libanais sous son plus bel aspect.
Au début, tous les immigrants du Moyen-Orient étaient assimilés aux Syriens. Ce n'est qu'en 1915 que les bureaux de l'immigration canadienne commencèrent à distinguer entre Libanais d'une part, Syriens et Palestiniens d'autre part. En 1915, le Canada comptait 7 000 ressortissants des pays du Moyen-Orient. Parmi les premiers arrivants, Élias et Joseph Lawand ouvrent en 1909 les deux premières salles de cinéma, à Montréal et à Ottawa. Bien vite, la communauté libanaise connaît un développement extraordinaire avec la fondation, en 1910 à Montréal, de la première église libano-syrienne grecque-orthodoxe et de la première mosquée, al-Rashid, à Edmonton en 1938.
De nombreux Libanais et Syriens, majoritairement chrétiens, s'installent au Québec à la veille et au lendemain de la Première Guerre mondiale. La famine atroce que connurent le Liban et la Syrie et la répression brutale des aspirations panarabes et pansyriennes par les officiers ottomans expliquent cette nouvelle vague d'immigration. Entre-temps, ceux et celles qui sont arrivés au tournant du siècle s'intègrent rapidement. En 1949, Eddeh Nasrallah, résidant de Montréal, est élu député à la Chambre des communes. Cette première génération commence à s'éloigner de ses origines et la plupart de ses descendants délaissent leur langue maternelle pour adopter le français ou l'anglais.
Deuxième génération
Après l'indépendance des États arabes, et après la Seconde Guerre mondiale, le bassin de l'immigration du Moyen-Orient s'élargit. De nombreux ressortissants de ces régions manifestent de plus en plus leur déception face aux nouvelles réalités géostratégiques, notamment la création d'Israël au détriment du peuple palestinien. La méconnaissance, sur le plan international, des aspirations des peuples arabes, des droits des peuples kurde et arménien, la détérioration de la situation des droits humains et les entraves à l'instauration de la démocratie sont autant d'incitatifs à l'expatriation.
En parallèle, quand les régimes en place en Syrie et en Égypte s'engagent dans une politique de nationalisation et d'arabisation, bien des membres des minorités ethniques ou religieuses se sentent désormais menacés.
Ces minorités (coptes égyptiens, juifs, grecs, chrétiens syriens, chrétiens libanais, etc.) avaient dans leur pays d'origine un rôle inversement proportionnel en importance à leur poids démographique : ils constituent une vague d'immigrants instruits et qualifiés. Cette génération a connu un développement économique et professionnel important. Avant les deux guerres mondiales, la majorité des nouveaux arrivants provenaient du Liban et de la Syrie. L'immigration des Égyptiens et des ressortissants des autres pays arabes n'a vraiment commencé qu'après la Seconde Guerre mondiale. Il est à noter qu'entre 1946 et 1975, des habitants de villages entiers du Liban (Rachaya, Torza, Aldimane, Aïn Ebel, Marjeyoun, Miyeh Miyeh, Maghdouché, Chebaa, Kfarmechké, Machghara Deir el-Ahmar, Aïta el-Foukhar, Torza, Machgara, Maghdouché et bien d'autres localités) ont choisi le Canada pour entamer leur nouvelle vie. La majorité d'entre eux étaient propriétaires de manufactures, de magasins et de restaurants, et comptait dans leurs rangs de nombreux médecins, ingénieurs, avocats, etc.
Troisième génération
Les crises du Moyen-Orient à partir des années soixante (guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, guerre civile au Liban) vont susciter une nouvelle vague d'immigration. Fuyant la violence, la montée des fanatismes et la détérioration des droits humains, des Libanais fuient leur patrie avec la conviction que leurs espoirs déçus se réaliseront au Québec.
Il faut noter que seule une infime minorité de ressortissants libanais demandaient le droit d'asile politique au Canada. Ce phénomène est beaucoup plus récent, et il faut surtout le relier à la montée dramatique de la répression israélienne dans les territoires occupés, aux violences en Irak. À cela viennent s'ajouter la guerre en Algérie et la détérioration des droits politiques dans certains pays arabes.
Cette troisième génération comprend donc ceux et celles qui ont choisi de s'établir au Canada dans les années 80. Elle reste en majorité libanaise et multiconfessionnelle : chrétiens maronites, catholiques, orthodoxes, Arméniens libanais, syriaques. Il est utile de souligner que les immigrants de cette troisième vague sont parfaitement scolarisés, quoique parfois sans grande illusion quant à leurs propres qualités, ce qui explique souvent leur réussite en affaires.
Sur le plan religieux, les Libanais au Canada, d'après le recensement de 1991, sont des catholiques à 33,3 %, des orthodoxes à 24,2 % et des musulmans à 30 %.
Le recensement de 1996 comporte, lui, des données autrement plus intéressantes. On apprend en effet que les immigrants libanais du Canada sont généralement plus jeunes et plus instruits que la population née au Canada, qu'ils ont plus de chance de se retrouver dans la catégorie des travailleurs autonomes, qu'ils sont en général surreprésentés en génie, en mathématiques et en sciences pures. Les immigrants libanais du Canada ont aussi plus de chances de vivre avec leur conjoint que les autres immigrants et la population née au Canada : on recense peu d'unions de fait et de familles monoparentales chez les immigrés libanais. De plus, ils ont plus de chance que les autres Canadiens de vivre avec des membres de leur famille immédiate.
Un dernier trait à ajouter au profil de cette génération : une grande force sur le plan individuel et une grande faiblesse sur le plan communautaire. Une faiblesse qui reflète les divisions de la mère patrie, avec toutes ses complications et ses incohérences.
Aujourd'hui
On estime actuellement le nombre de Canadiens et de Canadiennes originaires du Moyen-Orient et du Maghreb arabe à environ 650 000, et le nombre de Libanais à environ 350 000. Ces chiffres de Statistiques Canada ne prennent pas en considération les Libanais venus d'Europe, d'Afrique et d'autres pays, ni les premières générations et leurs descendances.
Quatre-vingt-douze pour cent des Arabes vivent au Québec, en Ontario et en Alberta. La majorité libanaise et syrienne vit à Montréal dans la province du Québec ; la majorité palestinienne et irakienne est établie à Toronto, dans la province de l'Ontario. Les dernières statistiques évaluent à 40 % la proportion des femmes et à 60 % celle des hommes.
Dans les communautés arabes, les Libanais sont les plus nombreux ; viennent ensuite les Égyptiens, les Marocains, les Jordaniens, les Palestiniens, les Irakiens, puis les Tunisiens et les Algériens. En importance démographique, les Italiens viennent en premier lieu, suivis des Juifs et des Libanais, et enfin des Grecs. Selon Statistiques Canada, 25 % des Canadiens d'origine arabe travaillent dans le commerce, 20 % sont des professionnels, 25 % sont des employés et 15 % travaillent dans les secteurs industriels.
L'intégration linguistique francophone ou anglophone de la communauté libanaise est beaucoup plus aisée que celle de la plupart des autres communautés arabes. La raison en est simple : dans la plupart des cas, ils ont déjà, sinon une maîtrise de la langue, du moins une base avancée leur permettant un apprentissage plus adéquat pour communiquer en français et en anglais. On peut lire sur le site web du ministère des Affaires étrangères du Canada que « depuis les années 1880, Montréal attire beaucoup les nouveaux immigrants libanais. Cette communauté est la plus nombreuse au Canada et contribue énormément au dynamisme de la culture francophone. Comme les Libanais de Beyrouth, qui émaillent leurs phrases d'expressions arabes, françaises et anglaises, les Libano-Canadiens de Montréal passent sans effort du français à l'arabe au cours d'une même conversation ».
Arabe, français et anglais... Cela rappelle ce que dit l'écrivain Amin Maalouf : « Je suis né comme beaucoup de Libanais, avec trois langues dans la bouche, l'arabe, le français, l'anglais. Dans ma jeunesse, la chose paraissait si naturelle qu'il me fallut du temps, et de nombreux voyages, pour comprendre à quel point elle était rare. »
Bien que la tradition migratoire libanaise prenne sa source au XVIIe siècle et malgré cette ancienneté, nous retiendrons que ce n'est que tout récemment que les chercheurs ont commencé à s'intéresser aux Libanais du Québec. Grosso modo, les travaux sur la communauté libanaise du Canada démontrent que c'est une communauté plutôt diversifiée et éclatée.
Marie RÉJOULI
Journaliste libano-canadienne