Le projet de Charte des valeurs québécoises du Parti québécois est non seulement socialement souhaitable, mais également entièrement légitime et non-discriminatoire. Plaidoyer en faveur de la Charte au nom du principe de neutralité de l’État et de l’égalité de tous devant la loi.
On apprenait à peine les grandes lignes du projet de Charte des valeurs québécoises du ministre Bernard Drainville le 20 août dernier que sans attendre ses opposants montaient aux barricades en appelant à une levée de boucliers.
Charles Taylor, coprésident de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, qualifiait mardi dernier le projet de « Poutiniste » pour tenter de tracer un lien avec les mesures restrictives envers la « propagande homosexuelle » adoptées par Moscou1. L’Association des musulmans et des Arabes pour la laïcité au Québec parle de « décision très grave qui va contribuer à diviser la société » et « causera des blessures importantes » 2. Avant même la divulgation des grandes lignes du projet, Philippe Couillard, chef du Parti libéral du Québec mettait en garde contre son concept même, affirmant qu’il serait créateur de « divisions » et de « chicanes » 3, tandis que Justin Trudeau, chef du Parti libéral du Canada, traçait récemment un parallèle entre le projet de Charte des valeurs québécoises et la ségrégation raciale ayant affligé les États-Unis à l’époque de Martin Luther King Jr.4. Dans les médias francophones, des opposants au projet de Charte le taxent d’intolérant et discriminatoire5 — et dans la presse anglophone, on ne se gêne pas pour aller plus loin et crier à la bigoterie xénophobe et aux plans sinistres rappelant les régimes totalitaires6.
De telles critiques ont de quoi consterner et laisser pantois tant leur virulence contraste avec leur absence de fondement… Mais que propose donc le projet de Charte des valeurs québécoises pour être ainsi traité comme une si odieuse atteinte à la dignité humaine? Trois choses, pour l’essentiel :
– Interdire le port de signes religieux ostentatoires, c’est-à-dire affichés visiblement, par les employés de l’État, incluant dans les réseaux publics de santé et d’éducation, dans l’exercice de leurs fonctions;
– Exiger des citoyens qu’ils se présentent à visage découvert lorsqu’ils interagissent avec l’État, ainsi que dans les écoles et les hôpitaux du système public;
– Mettre en place un mécanisme clair d’évaluation de la recevabilité des demandes d’accommodements raisonnables pour mettre fin à la gestion au cas par cas, dont l’harmonie s’avère fort critiquable jusqu’ici.
C’est tout. Des balises simples, claires, et applicables à tous sans distinction, pour répondre au malaise social de plus en plus grandissant devant la crise des accommodements raisonnables – crise sociale empiriquement constatée au sein de la population depuis plus de cinq ans avec la Commission Bouchard-Taylor. D’autant plus d’actualité aujourd’hui alors que de récentes études révèlent que près de 70 % de la population s’oppose au port de signes religieux ostentatoires au sein de la fonction publique7 et que près de 60 % de la population approuve le principe du projet de Charte des valeurs québécoises8. Remarquons par ailleurs, et c’est un élément extrêmement important, que le projet de Charte des valeurs québécoises n’entend pas règlementer le port de signes religieux dans la rue, dans les médias ou sur la place publique – et encore moins dans la vie privée. Il s’agit en ce sens d’un projet nécessaire et approprié, mais qui commet le heurt de s’inscrire en opposition à l’idéologie du multiculturalisme et déchaîne ainsi les passions de ses adeptes, dont la principale critique à son endroit est qu’il serait intolérable de demander aux membres de la fonction publique de renoncer à afficher visiblement leurs affiliations religieuses dans le cadre de leur travail.
Pourtant, le projet de Charte des valeurs québécoises du ministre Bernard Drainville est non seulement socialement souhaitable, mais également entièrement légitime. De nombreux arguments peuvent être mis de l’avant pour défendre la validité et la nécessité du projet de Charte, mais un en particulier mérite une attention capitale : le principe de neutralité de l’État.
Il s’agit d’un des principes fondamentaux de nos démocraties occidentales modernes. On peut le définir comme étant le fait pour l’État de s’abstenir de prendre position dans les domaines de la politique, de la religion, de l’idéologie ou de la morale. Ainsi, pour cette raison, l’État ne doit-il ni réprimer ni favoriser une religion, ne serait-ce que moralement. Depuis la Révolution tranquille, ce principe est fermement rattaché à la démocratie québécoise. Plusieurs considèrent même qu’il s’agit d’un de nos grands acquis sociaux issus de cette période.
Cependant, il y a une infraction flagrante à ce principe lorsqu’un employé de l’État affiche de manière visible ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions. Par définition, les employés de la fonction publique sont des agents de l’État, et par extension, du pouvoir public qu’il représente. Rappelons également qu’il s’agit en tous les cas d’emplois ou de fonctions librement consentis et acceptés; il n’existe pas une telle chose qu’un droit fondamental d’avoir un emploi dans la fonction publique – et personne n’est non plus forcé de travailler pour le gouvernement. L’exercice d’un rôle dans l’appareil public relève en ainsi en définitive uniquement du libre arbitre de chaque employé. Et lorsqu’un individu accepte de revêtir un rôle d’autorité et de représentation de la puissance publique, quel qu’il soit, l’exercice de son travail cesse de ne relever que de la relation privée entre lui et son employeur et il ne peut faire abstraction du symbole qu’il incarne auprès de la population.
Or, le port d’un signe religieux ostentatoire produit un effet de promotion religieuse par le fait même qu’il est le support de la conviction qu’il représente, indépendamment de la volonté de celui qui le porte9. Dans cette perspective, l’argument qu’une absence de démarche active de promotion religieuse par le porteur d’un signe religieux ostentatoire dénuerait de prosélytisme le port d’un tel symbole s’avère irrecevable; le symbolisme existe indépendamment de la volonté de son porteur. Autrement dit, le simple port d’un signe religieux ostentatoire est en soi un message à connotation religieuse dépassant l’individu qui le porte, même si ce dernier affirme en toute bonne foi agir de manière neutre. On ne peut tout simplement pas considérer la notion comme purement personnelle et dénuée de message social. La chose est encore plus vraie compte tenu de la signification indéniable de mise en marge que revêtent les symboles religieux ostentatoires dans la société contemporaine. Si l’expression de ses convictions, et même le prosélytisme, sont tout à fait permis dans la sphère privée et à certains degrés dans l’environnement public, ils n’ont pas leur place et ne sauraient être bienvenus au sein de la fonction publique et des représentants de l’État dans l’exercice de leurs fonctions. L’apparence de neutralité est aussi importante que la neutralité elle-même.
Ce raisonnement a été maintes fois reconnu par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, tout particulièrement dans le milieu de l’enseignement. Pour reprendre les propos du tribunal : le port du voile constitue « un modèle ostensible d’identification imposé par l’enseignante aux élèves, de surcroît dans un système scolaire et laïc » 10. Encore dans le domaine de l’éducation, la Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme réitérait que « tout fonctionnaire, représentant de l’État dans l’exercice de ses fonctions, [doit avoir] une apparence neutre afin de préserver le principe de la laïcité et de la neutralité de la fonction publique qui en découle. Selon ces règles, une fonctionnaire doit paraître sur son lieu de travail la tête nue. » 11
Ainsi, le fait pour un employé de l’État d’arborer des signes religieux ostentatoires dans l’exercice de ses fonctions se retrouve à parer l’État de tels signes religieux et à envoyer un message illégitime de caution religieuse envers une conviction donnée. Qu’il s’agisse d’une croix dans le cou, d’un kirpan à la ceinture, d’une kippa, d’un turban ou d’un voile, une réalité demeure : il s’agit de l’exhibition évidente de signes religieux par un employé qui représente un État démocratique neutre, mais qui ignore ou nie cette neutralité dans l’exercice de ses fonctions, quand bien même il ne poserait aucun geste actif.
Pour tracer un parallèle, remarquons que les convictions politiques font également partie des droits fondamentaux d’un individu, mais qu’il est admis et considéré comme normal et légitime que les employés de l’État n’aient pas à utiliser la visibilité et la valeur d’exemple que leur confère leur statut pour en faire la promotion, même passivement. Si, par égard au principe de neutralité de l’État, il n’est pas permis à des employés de l’État d’afficher leurs affiliations politiques dans le cadre de leur travail12, comment peut-on justifier une dérogation à ce principe au nom d’une pratique religieuse? Deux poids, deux mesures.
Une situation injustifiable dans un État de droit, face à laquelle le projet de Charte des valeurs québécoises entend apporter une réponse juste et légitime.
Également, face à l’allégation d’un caractère discriminatoire au projet, on répondra que si la Charte des valeurs québécoises a une vocation de sécularisme universel et égalitaire (dans le respect de nos symboles patrimoniaux, qui constituent des signes historiques de notre expérience nationale collective), il devient entièrement inadéquat de dire que cette Charte créerait des catégories de citoyens aux droits différents. Il ne s’agit pas de discrimination – au contraire, nous sommes devant un exemple clair d’universalisme et du principe d’égalité de tous devant la loi.
On anticipera, pour conclure, le contre argument qui finira inévitablement par être plaidé devant les tribunaux pour tenter de faire invalider la Charte si elle devient loi en alléguant qu’elle serait discriminatoire, en dépit de sa vocation pourtant universelle. Il sera à coup sûr avancé qu’en imposant des mesures universelles qui toucheront plus certains citoyens que d’autres, la Charte des valeurs québécoises se retrouverait ainsi à commettre une inégalité de traitement de facto en prescrivant les mêmes règles pour tous, mais dont l’application affectera d’avantage une catégorie de personnes (les employés de la fonction publique porteurs de signes religieux ostentatoires) que les autres. Cette façon de concevoir la discrimination est solidement ancrée dans la jurisprudence de la Cour Suprême du Canada13 depuis des décennies et est très largement appliquée au sein des instances fédérales. On pourra cependant y répondre, pour reprendre les propos de la Charte canadienne des droits et libertés avec laquelle les tribunaux seront appelés à trancher le débat, qu’une telle « discrimination » — si tant est qu’on puisse y en voir une — serait entièrement justifiable dans une société libre et démocratique et donc valable en fonction de son article premier.
Mais en fin de compte, la meilleure solution pour parer à une éventuelle tentative d’invalidation de la Charte des valeurs québécoises par la Cour Suprême du Canada, au nom du multiculturalisme canadien et de la Charte canadienne des droits et libertés, serait de la protéger contre une telle intrusion en ayant recours à la clause nonobstant; ce que le ministre Bernard Drainville aurait avantage à considérer très sérieusement.
Car en définitive, la Charte des valeurs québécoises s’avère une mesure essentielle pour l’avenir collectif de la société québécoise. Et pour nous tous qui la composons, quelles que soient nos origines, quelles que soient nos croyances.
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Sources et références :
1Geneviève Lajoie, « Charles Taylor fait un parallèle avec la Russie de Vladimir Poutine », Le journal de Québec (20 août 2013), en ligne : http://www.journaldequebec.com/2013/08/20/charles-taylor-fait-un-parallele-avec-la-russie-de-vladimir-poutine (consulté le 20 aout 2013)
2Sarah-Maude Lefebvre, « Prêtes à perdre leur emploi », Le journal de Montréal (20 août 2013), en ligne : http://www.journaldemontreal.com/2013/08/20/pretes-a-perdre-leur-emploi (consulté le 23 août 2013)
3Martin Ouellet, « Charte des valeurs québécoises : le PLQ pourrait s’y opposer », Le Devoir (8 août 2013) en ligne : http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201308/08/01-4678283-charte-des-valeurs-quebecoises-le-plq-pourrait-sy-opposer.php> (consulté le 8 août 2013)
4Radio-Canada, Trudeau fait un lien entre la charte des valeurs québécoises et la ségrégation américaine, Radio-Canada.ca, en ligne : http://www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2013/08/28/003-trudeau-parlement-prorogation.shtml (consulté le 29 août 2013)
5Voir notamment Brigitte Breton « Prière de s’abstenir », Le Soleil (22 août 2013), en lignehttp://www.lapresse.ca/le-soleil/opinions/editoriaux/201308/21/01-4682007-priere-de-sabstenir.php (consulté le 22 août 2013) et Patrick Lagacé, « Nous sommes des peureux », La Presse (22 août 2013), en ligne http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/patrick-lagace/201308/22/01-4682077-nous-sommes-des-peureux.php (consulté le 22 août 2013)
6Voir notamment Don MacPherson, « PQ “values charter” : sinister, ridiculous, and pathetic » dans The Gazette (20 août 2013), en ligne : http://blogs.montrealgazette.com/2013/08/20/pq-values-charter-sinister-ridiculous-and-pathetic/ (consulté le 22 août 2013); Dan Delmar « PQ leaders know their secularism plan is illegal. They just don’t care » dans The National Post (21 août 2013), en ligne http://fullcomment.nationalpost.com/2013/08/21/dan-delmar-pq-leaders-know-their-secularism-plan-is-illegal-they-just-dont-care/ (consulté le 22 août 2013); et Tasha Kheiriddin, « Why is Ottawa shrugging off Quebec’s latest xenophobic rant? » dans iPolitics (22 août 2013), en ligne :http://www.ipolitics.ca/2013/08/22/why-is-ottawa-shrugging-off-quebecs-latest-xenophobic-rant/(consulté le 24 août 2013)
7Léger Recherche Stratégie Conseil, Que pensent les québécois des accommodements religieux? Rapport final présenté au Secrétariat aux institutions démocratiques et à la participation citoyenne, Avril 2013, en ligne : http://www.institutions-democratiques.gouv.qc.ca/laicite-identite/documentation/sondage-accommodements-rapport.pdf (consulté le 23 août 2013)
8David Rémillard, « Charte des valeurs : aussi importante que la loi 101, dit Marois » dans Le Soleil (25 août 2013) ,en ligne : http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/politique/201308/25/01-4682952-charte-des-valeurs-aussi-importante-que-la-loi-101-dit-marois.php (consulté le 29 août 2013)
9Vincente Fortier, Le prosélystisme au regard du droit : une liberté sous contrôle, Centre Interdisciplinaire d’Étude du Religieux, 2008, en ligne : http://www.msh-m.fr/presentation/centres-heberges/centre-interdisciplinaire-d-etude/les-cahiers/anciens-numeros/No3-Transmission-traduction/Articles, 217/Le-proselytisme-au-regard-du-droit (consulté le 23 août 2013)
10CEDH, 15 février 2001, Dalhab c. Suisse, RFDA 2003
11Décision d’irrecevabilité, 24 janvier 2006, Kurtulmus c. Turquie, req. 65500/01
12Loi sur la fonction publique, L.R.Q. chapitre F-3.1.1, article 10 : « Le fonctionnaire doit faire preuve de neutralité politique dans l’exercice de ses fonctions. »
13Voir les arrêts Andrews c. Law Society of British Columbia [1989] 1 R.C.S. 149 et Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497