Avouons que ce n'est pas banal! Steve Jobs, gourou aujourd'hui disparu de l'empire tentaculaire Apple, père fondateur du iPad, ne s'en est jamais caché: la tablette tactile et numérique qu'il a contribué à mettre au monde, induisant par le fait même une révolution sociale et médiatique sans précédent, et bien, ses enfants, de son vivant, n'ont vraiment pas eu souvent la chance d'y toucher. «Ils ne l'ont pas utilisé, a-t-il avoué à un journaliste spécialisé, un jour de 2010, quelques mois après le lancement de l'illustre objet, celui qui désormais fait vivre le «syndrome de Stockholm» à ses 225 millions d'usagers à travers le monde. Nous limitons [leur] exposition à la technologie, à la maison».
Le journaliste en question s'appelle Nick Bilton. Dans les pages du New York Times, il y a quelques jours, l'homme a relaté l'anecdote au coeur d'un papier fascinant qui lève le voile sur un paradoxe savoureux. Dans la Silicon Valley, centre névralgique des mutations tranquilles et socio-technologiques qui frappent actuellement le présent, les grands artisans de ces révolutions, à l'image de Jobs, tiennent leurs enfants loin, très loin même, des produits, services et univers dématérialisés qu'ils façonnent. Et ce, pour préserver leurs progénitures des dérives, des excès, des dépendances qu'ils connaissent très bien, forcément, puisque ce sont eux qui les ont mis au monde.
«Sur la ligne de front, nous avons vu les dangers de la technologie, résume avec une franchise qui l'honore, Chris Anderson, ex-patron de la revue Wired et désormais producteur de drones chez 3D Robotics. Nous en avons fait l'expérience et nous ne voulons pas que cela arrive à nos enfants».
Que le monde entier — et les enfants des autres — succombent à leurs Facebook, iPad ou YouTube: bien ! Mais ces «choses là» n'ont pas vraiment droit de citer dans leur maison, et particulièrement dans celle d'Evan Williams, fondateur de Blogger, Twitter et Medium et de sa femme Sara Williams qui avouent, sans tabou, avoir banni le iPad de leur environnement familial. L'objet, au pouvoir d'attraction démesuré, y a été remplacé, expliquent-ils, par des centaines de livres, imprimés sur du papier (oui, oui!), que leurs deux gars peuvent attraper et lire sans retenue, ni restriction.
Chez Alex Constantinople, grand patron d'OutCast Agency, le benjamin de la famille, 5 ans, n'a pas accès à des gadgets technologiques durant la semaine, dit son père. Les autres enfants de la maison, 10 ans et 13 ans, peuvent poser le doigt sur une machine connectée durant 30 minutes par jour, les jours d'école. Pas plus. Quant à Ali Partovi, conseiller chez Facebook, Dropbox ou Zappos, il dit restreindre l'accès à des contenus consommés (comme regarder une vidéo en ligne), mais un peu moins à ceux qui relèvent de la création (comme le permet une application comme Minecraft, à titre d'exemple).
Pas d'écran dans la chambre à coucher, pas d'appareils en réseau la semaine, pas de tablette dans l'espace familial, chez les gros bonzes de la Silicon Valley, le rapport à la technologie n'est pas forcément celui qu'on attend. Il est motivé, écrit Bilton, par la peur de voir entrer chez eux la cyberintimidation, la pornographie facile et autres effets pervers du tout à l'ego en format 2.0, certes, mais également par l'angoisse de la dépendance à certains objets et aux nouvelles façons d'appréhender le présent qu'ils permettent. Les promoteurs de ces technos ne veulent pas voir de près leurs enfants en être affectés.
Cordonniers mal chaussés, pourrait-on dire en découvrant que Steve Jobs se faisait un point d'honneur à souper tous les soirs avec sa famille, autour d'une table, sans iPad ni ordi, pour parler face à face, yeux dans les yeux, de littérature, d'histoire et autres sujets déconnectés. Ou peut-être cordonniers lucides, qui sait?