Le mardi 22 janvier 2008

Dur un jour, dur toujours


Michèle Ouimet

La Presse

Vitres brisées, pneus crevés, contremaîtres intimidés. l'automne dernier, les cols bleus ont joué dur dans Rosemont. Le syndicat jure qu'il n'y est pour rien. La Ville, prudente, n'ose pas lancer d'accusations. La semaine dernière, la Fête des neiges a été annulée parce que le syndicat laissait planer la possibilité de déclencher des moyens de pression. Ça brasse fort dans l'univers des bleus. Un cadre a accepté de se vider le coeur. Notre journaliste, Michèle Ouimet, l'a rencontré.

M. X est cadre à la Ville de Montréal depuis 15 ans. Il en a vu de toutes les couleurs: intimidation, violences verbales, insultes, vitres brisées, coups de couteau dans les pneus.

Les cols bleus n'ont jamais fait dans la dentelle.

«Il y a du petit baveux et du gros méchant prêt à te casser la gueule, raconte M. X. Les contremaîtres sont tannés de se faire intimider, mais quand ça fait 10 fois que tu te fais vandaliser ta voiture, tu finis par t'écraser.»

Il n'y a pas que les contremaîtres qui vivent sous pression. Les cols bleus, aussi, reçoivent des menaces et se font insulter. Les classiques sont «Si tu travailles, je vais te casser la gueule»; «on va s'occuper de toi»; «Va chier le twit».

«Des cols bleus viennent me voir en cachette, mais ils n'osent pas parler ouvertement contre leur syndicat, dit M. X. On reçoit des employés en pleurs dans nos bureaux. C'est le petit maigre qui se fait écoeurer, jamais le gros tonka.»

«Ce n'est pas normal de se faire harceler et intimider parce qu'on veut travailler. On ne vit pas dans une ville bombardée du tiers-monde, mais à Montréal en 2008! Je n'en reviens pas qu'il y ait encore du monde de même!»

M. X blâme, entre autres, le directeur syndical, Martin Forest, qui s'occupe de la région nord de Montréal. «C'est un dur, souligne-t-il. Six pieds deux pouces, 240 livres. Il a déjà menacé une femme cadre. Il lui postillonnait au visage, en lui criant, le poing en l'air: «Je ne te menace pas tabarnak! ««

M. X ne veut pas être identifié. «Si vous mettez mon nom dans le journal, je n'aurai plus de vitres dans mon salon.» Pas question, non plus, de nommer l'arrondissement où il travaille. On l'appellera donc l'Arrondistan.

La Ville a embauché des gardes de sécurité pour protéger certains cadres et contremaîtres. Monsieur X en a eu un à la porte de son domicile pendant quelques semaines, nuit et jour.

Le président du syndicat des cols bleus, Michel Parent, nie tout. «Quand un contremaître dit à un employé: «Ma fuckin bitch!» ça te donne une idée du climat de travail, plaide-t-il. Ce sont les contremaîtres qui font la marde. Ils foutent le bordel pour semer la zizanie entre les employés.»

Il défend son directeur syndical, Martin Forest. «Les cols bleus n'ont pas le même langage que les employés de bureau, proteste-t-il. «Tabarnak», c'est son patois, rien de plus. C'est comme s'il avait dit: «Ostin d'boeuf!» »

Pour les autos des contremaîtres, Michel Parent a une théorie. «C'est peut-être eux qui abîment leur voiture parce qu'ils en veulent une neuve», insinue-t-il.

Lorsque M. X a débarqué dans l'univers des cols bleus en 1993, il a eu un choc. Avant d'atterrir à la Ville, il avait travaillé à la sécurité du revenu dans un quartier pauvre de Montréal. Il avait côtoyé des réfugiés, des femmes battues et des enfants négligés qui ne mangeaient pas à leur faim.

Son arrivée en Arrondistan n'a pas été évidente. Premier contact: un col bleu qui débarque dans son bureau, indigné. «Ça ne se passera pas comme ça!» lui a dit-il en mettant son poing sur la table.

M. X s'est demandé, inquiet, ce qui était arrivé à cet employé. Ses heures supplémentaires avaient été payées en argent et non en temps. Un drame pour lui, dans son monde de cols bleus. Une peccadille, dans tout autre univers.

Depuis 1993, rien n'a changé. Ou si peu. Le syndicat a gardé la même culture, la même stratégie. Par contre, il a un nouveau président, car Jean Lapierre a pris sa retraite. Les cols bleus se sont empressés de lui ériger une statue, une vraie, plantée en face de leur local. Il a été remplacé par Michel Parent en 2003. Son dauphin.

Dur un jour, dur toujours.

«Les cols bleus ont toujours été puissants», précise l'ancien directeur des ressources humaines à la Ville de Montréal, Pierre Girard. Il s'est occupé du dossier des bleus de 1967 à 1986.

«Quand les cols bleus déclenchaient une grève, la ville était paralysée, rappelle-t-il. À l'époque, il n'y avait pas de services essentiels. Quand on demandait au syndicat d'intervenir dans des situations d'urgence, on passait des heures à discuter le moindre détail.»

«En 1974, j'étais avec le ministre du Travail, Jean Cournoyer. Les cols bleus étaient en grève, en pleine tempête de neige. Cournoyer me disait: «Je vous promets qu'ils vont déneiger». J'avais des doutes. J'ai regardé par la fenêtre. La souffleuse passait, c'est vrai, mais la neige était renvoyée sur le trottoir!»

«Ils étaient durs, confirme Jean Cournoyer. Comme les gars de la construction. Ils déclenchaient des grèves à tout bout de champ.»

Une stratégie payante. Les cols bleus ont arraché d'importantes concessions: plancher d'emplois, semaine de quatre jours, obligation pour la Ville d'accorder aux travailleurs du privé le même salaire qu'aux bleus, histoire de décourager le recours à la sous-traitance.

«Jean Lapierre l'a méritée, sa statue, affirme Michel Grant, spécialiste des relations de travail à l'UQAM. Les cols bleus sont mieux représentés par leur exécutif syndical que les Montréalais par leurs élus.»

Chaque fois, les maires se sont écrasés devant les troupes de Jean Lapierre.

«Ils ont des politiciens en face d'eux, explique Gilles Lavoie, arbitre de griefs et médiateur. Si les rues ne sont pas déneigées, ils ont les journaux sur le dos. Ça donne beaucoup de puissance aux syndicats. Les politiciens sont vulnérables et les cols bleus le savent.»

Il faut dire que les cols bleus mettent le paquet.

«Un jour, un de mes voisins à la campagne m'a appelé pour me dire qu'il y avait 400 cols bleus sur mon terrain, raconte un ex-maire qui a demandé l'anonymat. Ils étaient venus en autobus. Ils venaient pique-niquer. J'étais furieux. J'ai appelé Lapierre et je lui ai dit que c'était inacceptable. Il m'a répondu: «Ben quoi, on n'a pas fait de dommages.» Il ne voyait pas le problème.»

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Le 13 septembre 1993, 2000 cols bleus ont défoncé les portes de l'hôtel de ville à coups de bélier. Ils protestaient contre les élus qui votaient un gel des salaires des employés. Jean Lapierre a été condamné à quatre semaines de prison.

Mais la violence n'est pas leur seule arme.

«Ils obtiennent des gains importants par la patience», soutient le spécialiste Michel Grant.

Et de la patience, ils en ont à revendre. «Jean Lapierre s'est déjà assis sur un banc à côté du bureau du maire pendant 18 jours, rappelle l'arbitre Gilles Lavoie. Il n'avait pas de rendez-vous, mais il a fini par rencontrer le maire.»

«À la patience, ils ajoutent le picossage légal, poursuit de son côté Michel Grant. Ils inondent la Ville de griefs. Ça engorge la machine et épuise les gestionnaires.»

Lorsque j'ai rencontré le directeur des relations professionnelles à la Ville de Montréal, Jean-Yves Hinse, le télécopieur avait déjà craché trois griefs. Il était 8h du matin.

Entre 14 000 et 15 000 griefs sont en attente. «Ça rentre à journée longue», soupire Jean-Yves Hinse. Certains ne seront pas entendus avant 2012. Résultat: la machine s'embourbe, les conflits pourrissent et le climat se détériore.

Avant de devenir arbitre, Gilles Lavoie était le négociateur en chef du front commun syndical de 1979 à 1982. Il connaît les syndicats comme s'il les avait tricotés.

«Les cols bleus ne se préoccupent pas de solidarité syndicale, dit-il. Ils ne sont pas le genre front commun. Ils ne s'occupent pas des autres. Ils font leurs affaires et merci bonsoir! Pour eux, il n'y a qu'une religion: obtenir des gains pour leurs membres.»

Et ils dégainent vite. «Cet automne, on a suspendu un col bleu qui avait menacé un contremaître, raconte M. X. Le syndicat a tout de suite crié: «Dictature! Répression!» Ils ont manifesté pendant trois semaines. Certains cols bleus ne savaient même pas pourquoi ils se retrouvaient sur le trottoir avec des pancartes. Mais ils n'avaient pas le choix. S'ils refusaient, ils recevaient des menaces.»

Les contremaîtres sont fatigués, excédés. «Ça fait longtemps que les cols bleus leur font de la misère», poursuit M. X.

Ce climat pourri laisse des traces. Les contremaîtres démissionnent à tour de bras. Les travaux publics de l'Arrondistan emploient 15 contremaîtres. En trois ans, ils en ont passé 36. Méchant roulement.

Un travailleur de la construction rencontré par le journaliste Gino Harel, de l'équipe d'Enquête de Radio-Canada,
affirme être incapable de se trouver du travail au Québec depuis qu'il a joint les rangs de la FTQ-Construction, il y a six ans.
Hugo Boisvert, un mécanicien industriel, a expliqué que les entreprises de son domaine
embauchaient majoritairement des syndiqués du Conseil provincial, aussi appelé l'International.

Jean-Yves Hinse n'assurera pas l'intérim de la direction générale de la Ville de Montréal

La marde va pogner

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