Mardi 22 mai 2012 |
Je commençais au Journal de Montréal et un vieux routier du journalisme, le chef de pupitre Denis Tremblay, m’avait mis en garde à propos des aléas qui guettent le travailleur de l’information qui pond des textes dans un journal : « Si tu écris que le ciel est bleu, tu vas te faire accuser d’être péquiste, ou conservateur… »
Traduction : des fois, les gens parfois lisent des trucs qui ne sont pas dans ton papier.
Judicieuse observation, une parmi mille lancées par Denis au-dessus de nos bières de fin de soirée à L’île noire, où je me faisais raconter les grandes et petites histoires des journaux montréalais des années 1960, 1970 et 1980…
La maxime de Denis s’est vérifiée mille fois. Je me suis fait traiter de gauchiste, de suppôt de la droite, de séparatiste, de larbin du Canada. Pas toujours pour le même texte, mais pas loin ; de toute façon, là n’est pas la question : la question c’est que c’est le même gars qu’on affuble de toutes ces étiquettes. C’est la vie, c’est comme ça, un risque de la job. Parfois, les gens vous lisent avec une loupe, ils trouvent une virgule qu’ils jugent avariée, ils l’isolent et la montrent au monde entier avec la certitude d’avoir trouvé LA preuve de votre biais, ou de celui de votre journal, contre leur camp…
Ceux qui tiennent la plus grosse loupe sont évidemment les plus militants parmi le lectorat. Eux, ils lisent chaque titre, chaque légende-photo, chaque intertitre avec la suspicion d’un douanier nord-coréen ; ils mesurent vos textes, pèsent vos adjectifs, passent vos métaphores au scanner. Bien sûr, ils finissent par la « trouver », LA preuve, celle qui démontre hors de tout doute que vous êtes un vendu…
C’est la vie, c’est comme ça.
Mais…
(Vous le saviez qu’un « mais » s’en venait, hein !)
Mais il y a un bout à tout.
Qu’on critique un sondage publié dans nos pages samedi, sur la loi spéciale, j’en suis : aucun journal, aucun média n’est au-dessus de la critique. Ces critiques montrent que nos lecteurs exigent de leur journal des standards de qualité en béton ; ces exigences montrent que nos lecteurs aiment « leur » journal. Dans la lettre de Christian Bégin, qui canalise et symbolise cette grogne qui a enflammé les médias sociaux, je lis entre les lignes et qu’est-ce que je trouve ? De la déception du calibre de celle qui afflige l’amoureux déçu.
Christian a droit à son opinion. Vous avez droit à la vôtre. Vous avez même le droit de boycotter le journal, si c’est votre choix.
Tout le monde a droit à son opinion. Mais parmi les opinions entendues et lues un peu partout, ce week-end, il s’est dit quelques énormités. La plus énorme de ces énormités : La Presse veut pousser le public du bord du gouvernement…
Si quelqu’un, dans ce journal, a un agenda secret qui vise à susciter de la sympathie pour Jean Charest, un « grand master plan » machiavélique, convenons d’un truc : il n’a pas beaucoup d’influence. Ou alors, un tas de journalistes et chroniqueurs n’ont pas reçu la note de service détaillant cet agenda secret et nous rappelant l’obligation de s’y conformer…
Depuis trois ans, trois médias ont été à l’avant-plan de l’excavation de ces histoires nauséabondes qui ont plombé le gouvernement de Jean Charest : Le Devoir, Radio-Canada et La Presse. Je ne dis pas que les autres médias n’ont rien fait ; je dis que ces trois médias-là ont sorti des scoops à répétition sur les liens entre l’argent donné au Parti libéral de Jean Charest et des décisions gouvernementales favorables à ceux qui ont donné. Qu’ils en sortent encore.
C’est le cas de La Presse, où les journalistes sortent régulièrement des histoires embarrassantes pour la grande famille libérale. Où les chroniqueurs varlopent cette grande famille.
Des exemples ?
Qui a révélé que pendant que Québec disait donner une dernière chance à la négo avec les étudiants, on planchait sur ce projet de loi spéciale ?
Denis Lessard, de La Presse.
Qui a ajouté révélé la passion pour la politique d’un haut dirigeant d’une firme de génie, histoire qui illustre les liens entre les firmes de génie et le politique?
Fabrice de Pierrebourg, de La Presse.
Qui a récemment révélé que Line Beauchamp, alors ministre de l’Environnement, avait participé à un petit-déjeuner de financement où se trouvait un mafieux notoire ?
André Noël, de La Presse.
Qui a écrit que sur la question de la hausse des droits de scolarité, le gouvernement est tombé sur la tête ?
Michèle Ouimet, de La Presse.
Qui a écrit que la hausse des frais de scolarité est « brutale » et constitue une « injuste part » ?
Rima Elkouri, de La Presse.
Qui a écrit que Jean Charest exploite le chaos électoral ?
Moi, dans La Presse.
Qui a écrit qu’un ancien conseiller de Jean Charest recyclé dans les tableaux scolaires semble favorisé par un appel d’offres public ?
Vincent Marissal, de La Presse.
Qui a écrit qu’au sein même de l’UPAC, son indépendance politique fait l’objet de sérieux doutes ?
Fabrice de Pierrebourg, de La Presse.
Qui a révélé l’histoire des cadres unilingues anglophones dans ce fleuron du Québec économique qu’est la Caisse de dépôts et de placements ?
Francis Vailles, de La Presse.
Qui a dénoncé la « commission émasculée » qu’était la première mouture de la commission d’enquête sur les saloperies du monde de la construction, une première mouture semblant protéger les politiciens ?
Yves Boisvert, de La Presse.
Qui a révélé les liens étroits entre Tony Tomassi et Luigi Coretti, une saga qui a fini par mener à l’expulsion du député-ministre de la grande famille libérale ?
André Noël, de La Presse.
Qui a révélé qu’Hydro-Québec cache un milliard en dépassements de coûts dans la réfection de Gentilly-2 ?
Paul Journet, de La Presse.
Qui a révélé plusieurs des scoops du scandale de l’attribution des places subventionnées en garderie, par le ministère de la Famille à des amis du Parti libéral ?
Tommy Chouinard, de La Presse.
J’en passe, et des meilleures. Comme les caricatures de Serge Chapleau, tiens, sur la grande famille libérale. Serge est très flatteur, pour Charest et ses ministres, comme chacun le sait…
Donc, c’est ce que je voulais dire : s’il y a un grand plan de manipulation globale de La Presse pour influencer les masses en faveur du gouvernement de Jean Charest, la personne responsable devrait être congédiée pour incompétence crasse. Son influence, de toute évidence, est assez limitée et n’empêche pas la publication d’histoires compromettantes pour ce gouvernement, pas plus que la publication de chroniques qui fessent joyeusement sur ce gouvernement à bout de souffle. Si ce plan existait, je couvrirais probablement les courses de chevaux.
*Merci à Paul Journet, mon collègue de Québec, qui a largement contribué à cette liste avec ses suggestions.
AJOUT : Un flash, comme ça. Dans le contexte hyper-polarisé qui est celui du Québec en ce printemps 2012, ma description des militants qui lisent avec une loupe s’élargit. Dans ce débat qui ne laisse personne indifférent, le milieu est laissé vacant, tout le monde milite. Ça fait beaucoup, beaucoup de monde qui lit avec des loupes.
AJOUT 2: Les journalistes de La Presse sont surpris de voir que bien des gens oublient des pans de notre couverture récente de l’actualité politique, une couverture qui a mis les libéraux de Jean Charest sur le grill. Je dirais qu’une partie de cette surprise tient à ceci : nous, journalistes, baignons dans l’actualité. Nous savons que c’est Enquête qui a sorti le lien Nathalie Normandeau/Boisbriand/Roche/Infrabec ; nous savons que Kathleen Lévesque du Devoir est une experte des liens entre les firmes de génie et le monde politique ; nous savons qu’André Noël a sorti nombre de scoops qui ont eu des échos jusqu’à Québec. Nous, journalistes, savons que La Presse démontre sa férocité journalistique sans compromis envers Jean Charest parce que l’actualité, c’est le sang qui coule dans nos veines, notre matériau premier. Pas le public, qui a autre chose à faire que passer quatre heures par jour à regarder LCN/RDI et lire quatre journaux par jour :)