On a fait grand cas de la lettre des « Janette » la semaine dernière, ce plaidoyer d'une vingtaine de femmes, certaines connues et très influentes, d'autres moins, mais toutes favorables à la laïcité des institutions au Québec, toutes favorables, donc, à une charte qui affirmerait ce principe.
Dans ce groupe de femmes qu'on appelle maintenant Les « Janette », il y a des têtes fortes, certaines prêtes à faire connaître leurs opinions personnelles sur des questions inhérentes au débat sur la laïcité. Il y a eu des dérapages, bien entendu; personne ne saurait défendre les grossières affirmations de Denise Filiatrault au micro de Paul Arcand, bien qu'on félicite cette dernière d'avoir présenté des excuses. Notons que tout n'était pas faux dans cette entrevue, cependant, et la prétention de la célèbre metteure en scène selon laquelle, dans certains pays musulmans, la femme n'est rien de moins que la moitié d'un homme est dure à réfuter quand on lapide des femmes pour le simple fait de les avoir trouvées un téléphone portable à la main.
En contrepartie, j'aurais bien aimé qu'on critique avec la même insistance les déclarations passées de certains militants antilaïcité bien connus dans ce débat, en commençant par Salam Elmenyawi, du Collectif contre l'Islamophobie (et aussi ex-aumônier de l'université McGill), l'un des organisateurs des marches contre le projet de charte de la laïcité. On trouve un éventail de ses déclarations sur la lapidation, sur la peine de mort et sur la charia, ainsi que ses critiques acerbes de la députée Fatima Houda-Pépin, qui s'était opposée de façon véhémente à son projet d'instauration d'un tribunal de la charia au début des années 2000, notamment.
Mais revenons-en à Janette Bertrand. Quoi qu'on pense de toute la question de la laïcité, comment ne pas saluer son engagement total à faire progresser la cause des femmes dans la collectivité québécoise? Forte et engagée du haut de la sagesse de ses 88 ans bien sonnés, Janette a pris la plume, puis le micro, et s'est inquiétée de ce que l'avenir pouvait bien réserver à ses arrière-petites-filles. Quand une femme qui a vu les siennes passer de la Grande-Noirceur à la postmodernité daigne encore prendre le bâton du pèlerin, le moins qu'on puisse faire est de prêter l'oreille à ce qu'elle dit. Malheureusement, dans ce débat hyper polarisé, trop se sont arrêtés à quelques mots mal choisis pour condamner en bloc l'ensemble de ce que Janette a voulu nous dire.
Janette Bertrand est à l'avant-garde des luttes féministes au Québec depuis plus de 70 ans. Lucide, qui de mieux placée pour nous servir un énième avertissement que chaque victoire, chaque gain que font les femmes dans leur longue quête d'égalité, d'émancipation, est fragile, précieux. Une femme n'avait-elle pas mis le pied sur l'estrade afin de devenir la première à diriger notre gouvernement provincial qu'on attentait à sa vie?
Une perspective chronologique
On admet généralement que le premier véritable « groupe de femmes » a vu le jour en 1893, dans la foulée des revendications ouvrières qui avaient cours à cette époque, surtout à Montréal. Publié en 1982, l'ouvrage Le mouvement des femmes au Québec, dans son étude (fort bien faite et très étoffée, une lecture qu'on devrait rendre obligatoire au Québec!) de la chronologie de la lutte des femmes, explique :
« Devant la menace de la montée des revendications ouvrières et la constitution d'organisations syndicales, les femmes bourgeoises s'organisent pour défendre l'intérêt de leur classe sociale tout en se portant à la défense de l'égalité des femmes au travail et de la promotion plus globale de leurs droits. En 1893, le Montréal Local Council of Women, constitution montréalaise du National Council of Women, est mis sur pied. »
Les femmes canadiennes-françaises amorçaient la longue lutte pour la reconnaissance de leur existence même.
« Après la Conquête de 1760, les femmes sont reléguées graduellement à la seule économie domestique et la division sexuelle du travail devient plus rigoureuse. Leur incapacité juridique se voit renforcée par des lois, l'adoption du Code civil en 1866 confirme leur déchéance en les empêchant d'être gardiennes de leurs propres enfants, de se défendre ou d'intenter une action devant la loi, de recevoir un héritage, de profiter du produit de leur propre travail... »
Ce n'est qu'en 1931 qu'on reconnaît à la femme le droit de toucher un salaire, et ce, uniquement si celle-ci fait « maison commune avec son mari » (Commission Dorion, 1929). Dans le cas où une femme commet l'adultère, elle perd tous ses droits, double standard qui ne sera aboli qu'en 1954. Pour ce qui est de voter, les femmes du Québec n'y auront droit qu'en 1940.
Que dire de la longue bataille des femmes au Québec pour le droit au travail! Si longtemps le clergé dans cette société canadienne-française dominée par le religieux s'est opposé à ce droit fondamental et capital à toute émancipation de la femme.
« [...] Le mouvement ouvrier, l'Église, les élites intellectuelles et bourgeoises sont tous farouchement opposés au travail des femmes qui détournerait les femmes de leur rôle de mère, qui porterait atteinte à la famille, qui saperait la société canadienne-française à sa base et qui provoquerait sa lente désagrégation. On souhaite donc la disparition du travail féminin ou au mieux, sa réorientation vers des professions féminines »
En 1961 (c'est hier quand on analyse les perspectives historiques!), il n'y a encore que 27 % des femmes qui occupent un emploi à l'extérieur du foyer familial. Il s'agit là de combats qu'ont menés nos mères et nos grand-mères. Dans le Québec rural qu'était celui de mes aïeux, l'emprise cléricale a duré encore plus longtemps. Car le corollaire de la lutte des femmes pour le travail est son effet sur la cellule familiale. Ainsi, ces femmes qui luttent pour le droit de s'émanciper par le travail sont encore et toujours « attachées » à la cellule familiale traditionnelle si importante pour le clergé. Le divorce comme tel est admis en 1969, mais continue très longtemps d'être réprouvé, très mal perçu.
Parallèlement, les femmes se battent aussi afin d'avoir la pleine émancipation de leur corps par la régulation des naissances. En 1969, au fédéral, on décriminalise l'avortement dit « thérapeutique » et, en septembre 1971, au Québec, on assiste à la création du premier comité de planification familiale. Or, il s'agit là d'une lutte qu'on livre encore aujourd'hui : depuis l'élection du premier gouvernement conservateur minoritaire de Stephen Harper, pas moins de cinq projets de loi privés se sont attaqués, d'une façon ou d'une autre, au droit à l'avortement.
Janette Bertrand a été contemporaine de la majorité de ce long combat qu'ont mené des femmes pour les droits et qu'on tient trop souvent pour acquis. Janette a tout à fait raison quand elle s'inquiète du retour du religieux, quel qu'il soit, dans l'espace sociétal, car, partout, de tout temps, ce religieux est synonyme de régression des conditions de la femme. Ne pas prêter oreille au fondement même du message que nous livre Janette, Les « Janette », à ce propos est périlleux. Et elles ne sont pas les seules à le dire.
Je laisse le mot de la fin à une autre de ces femmes qui ont combattu l'intégrisme religieux, dont on entend encore malheureusement parler, à savoir la députée provinciale libérale Fatima Houda-Pépin. Son entretien avec Antoine Robitaille du Devoir, en juin 2006, est encore d'actualité, puisqu'il met en garde contre les dérives de l'intégrisme religieux présent depuis bien plus longtemps qu'on le pense au Québec.
En ça, le plus beau legs qu'on puisse faire à la société québécoise, qui a mis si longtemps à s'émanciper du dogme religieux, demeure la laïcité pleine et entière de ses institutions. Et c'est pour cette raison, Mesdames les Janette, que je marcherai fièrement avec vous ce samedi.
Et si madame Houda-Pépin décidait de venir marcher avec nous...