«Pourquoi alors qu’Aïcha, la femme du prophète Mohammed, était mufti, cette fonction nous est-elle interdite aujourd’hui?», se demandent beaucoup de musulmanes. «Parce que l’égalité hommes/femmes est inscrite dans le Coran, mais que quatorze siècles de lecture exclusivement masculine nous ont volé nos droits!», répondent les féministes islamiques.
Depuis vingt ans, des universitaires et des militantes ont entrepris un acte de bravoure: pratiquer l’interprétation (ijtihad en arabe) des textes musulmans originels —prérogative que se sont auto-attribué les hommes. Objectif: se débarrasser de toute la jurisprudence (fiqh) patriarcale, accumulée au fil des générations.
Concrètement, que font ces femmes? Elles déconstruisent. Par exemple, la notion de l’«autorité des hommes sur les femmes», la qiwama, dont on nous dit qu’elle serait coranique. Faux! répond implacablement la médecin marocaine Asma Lamrabet qui dirige le Centre d’Etudes Féminines en Islam:
Souvent, les féministes islamiques rappellent aussi que nous ne sommes plus à l’époque du prophète. Ce qui était un progrès dans l’Arabie désertique du VIIe siècle ne l’est plus aujourd’hui. Le Coran préconise par exemple que les femmes touchent la moitié de la part d’un homme lors d’un héritage … mais parce qu’auparavant elles n’avaient droit à rien.
Les féministes osent invoquer l’esprit et pas seulement la lettre du Coran. Les malheureuses! Elles s’inscrivent là dans un courant de réformisme musulman global et ne se sont pas fait que des amis… C’est que des femmes capables de les moucher en théologie, ça fait très peur aux hommes.
Quelles sont les cibles des féministes islamiques? Le mariage temporaire, l’infériorité du témoignage d’une femme devant un tribunal, les violences conjugales… selon les priorités de leur pays respectif. Victoire par exemple au Nigeria, où la charia est appliquée dans les régions du Nord. En 2003, l’association Baobab a réussi à faire acquitter une femme condamnée à la lapidation grâce à des arguments religieux. Pour Stéphanie Latte Abdallah, chercheure au CNRS (Iremam, Aix-en-Provence), le chantier le plus communément partagé est celui de l’inégalité au sein de la famille, puis les droits politiques et citoyens. On peut retrouver les mobilisations et les enjeux dans une dizaine de pays dans le numéro Féminismes islamiques de décembre 2010 de la Revue des mondes musulman et de la Méditerranée.
En 1992, l’Afro-Américaine Amina Wadud publiait son ouvrage fondateur Le Coran et les femmes: relire le texte sacré dans une perspective féminine. A quelques milliers de kilomètres de là, à Téhéran, naissait la revue Zanan, immense référence pour les féministes du monde musulman jusqu’à son interdiction en 2008.
Vingt ans après, «c’est comme si les féministes islamiques quittaient le banc des accusées, sans arrêt mises en demeure de justifier qu’elles n’étaient ni manipulées par l’extérieur ni aliénées de l’intérieur, et pouvaient écrire l’histoire impensable de la révolution féministe». Voilà comment Marie-Laure Bousquet, du Collectif Féministe Pour l’Egalité, clôturait le quatrième congrès international du mouvement en mars 2011.
Même si encore beaucoup de militantes rejettent le mot «féministe» comme un greffon occidental, dans la pratique les avancées sont indéniables. Les acquis théoriques s’imposent comme une discipline majeure. En juin 2012, l’université espagnole Carlos III et la Junta Islamica ont organisé les premiers cours en ligne de féminisme islamique. Pour Stéphanie Latte Abdallah, le mouvement se diffuse :
«En Egypte, Suad Salih, professeure dans la plus haute autorité du sunnisme, Al Azhar, a lancé une campagne visant à permettre aux femmes de devenir mufti à partir d’arguments religieux. D’autres, telles Amina Wadud, se revendiquent imam. En Turquie, la théologienne Hidayet Tuksal expurge désormais les publications musulmanes officielles des hadiths (récits des actions du prophète) misogynes, pour le Ministère des Affaires religieuses. Les femmes se sont fortement engagées en religion ces dernières décennies en accédant à de nouvelles fonctions religieuses (prédicatrices, théologiennes) un peu partout dans le monde arabe ou dans d’autres pays de tradition musulmane.»
Autre évolution notable en deux décennies: le mouvement universitaire a rejoint celui des militantes de terrain, donnant naissance à des organisations internationales comme Women’s Islamic Initiative in Spirituality and Equality (Wise) basé à Londres, ou le réseau Musawah (Egalité) lancé en 2009 par la puissante Sisters in Islam, de Malaisie. Les «islamiques» ont aussi établi des passerelles avec les féministes «laïques», qui ont souvent été pionnières. Et c’est ensemble que les féministes de tous bords ont obtenu le droit de vote féminin en 2002 à Bahreïn et en 2005 au Koweït, ainsi que la réforme du code la famille marocain, la Moudawana, en 2004.
«Nous sommes à un moment important, estime Asma Lamrabet, qui a publié en mars 2012 Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité?. Maintenant nous organisons des formations pour que les militantes accèdent aux textes originels. Il faut passer le relais à toutes ces jeunes femmes que l’on a vues dans les révolutions, parce qu’elles ne se laisseront pas faire!»
C’est vrai, le printemps arabe a charrié des mobilisations encourageantes. Exemple au Yémen en avril 2011, où le président Saleh avait essayé de qualifier les manifestations de femmes, qui réclamaient son départ, de «non islamiques». Sûres de leur religion, elles avaient défilé de plus belle et discrédité un manipulateur de la foi. Les nouveaux gouvernements islamistes en place au Maghreb tenteront-ils encore de duper les femmes?
Parce qu’islamique n’est pas islamiste, bien au contraire. Quand les féministes islamiques revendiquent l’égalité hommes/femmes, les islamistes réclament l’équité: c’est-à-dire une complémentarité entre hommes et femmes articulée sur une essence, un rôle et donc des droits et devoirs différenciés pour chaque sexe.
Les Iraniennes qui avaient participé à l’avènement de la Révolution islamique en 1979 ont été vite refroidies. Non, mesdames, il ne fallait pas tout prendre au mot, vous ne solliciterez pas le Coran pour revendiquer vos droits. Pour la pionnière Ziba Mir Hosseini (qui s’était mise à étudier les textes quand son mari lui refusa le divorce), le féminisme islamique fut l’enfant non désiré de l’islamisme politique.
Mais «depuis une petite dizaine d’années, explique Stéphanie Latte Abdallah, certaines activistes de l’islam politique se revendiquent du féminisme islamique au Maroc, en France, en Egypte, au Koweït, en Jordanie ou ailleurs. Le thème est même devenu porteur. Il est probable que les militantes égyptiennes, notamment celles de la jeune garde des Frères musulmans, sollicitent les ressources du féminisme islamique», décrypte la chercheuse française.
Elles chercheront à ne pas laisser aux courants les plus conservateurs des Frères musulmans et aux salafistes le monopole de l’interprétation des sources religieuses.
«En Tunisie en revanche, dit-elle, les arguments religieux seront moins prégnants dans la mesure où la question des droits féminins se pose autrement, comme une forme d’héritage national, et parce que l’équilibre des forces politiques est différent. Ennahda s’est de longue date engagé dans des alliances avec les partis séculiers.»
Au Maghreb nouveau, calcule Asma Lamrabet, «l’avenir dépendra de l’espace démocratique que les gouvernements mettront en place. Je veux être optimiste mais nous traversons une période de doute. Je pense à Amina, la Marocaine de 16 ans qui s’est suicidée le 10 mars dernier après avoir dû épouser son violeur. La loi marocaine autorise le juge à déroger à la fois à l’obligation de poursuite du criminel et à l’interdiction du mariage des mineures».
Ce sont donc toujours les hommes qui interprètent et décident. Et les réactions du nouveau gouvernement islamiste au pouvoir, le Parti Justice et Développement, ont prouvé que les choses n’étaient pas près de changer. Les vingt prochaines années seront peut-être les plus difficiles…
Constance Desloire