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Au Liban, les problèmes négligés trop longtemps pourraient devenir insurmontables

Publication: 28/08/2015

INTERNATIONAL - Le Liban, ce pays incroyable, est en train de sombrer dans le chaos le plus total. Sans président depuis plus de 460 jours, il a recueilli près de deux millions de réfugiés syriens. Depuis des décennies, il fait face à de fréquentes coupures d'électricité. Et, l'an dernier, les députés chargés de régler ces problèmes ont prorogé leur mandat jusqu'en 2017, sourds aux appels de la population visant à organiser de nouvelles élections afin d'assurer une représentation véritable du peuple.

En septembre, suite à l'expiration du mandat du chef suprême des armées, le ministre de la Défense a unilatéralement choisi de le proroger d'une année. Au lieu de nommer un nouveau responsable, on s'est contentés de faire du bricolage -comme c'est trop souvent le cas au Liban- en repoussant une échéance au lieu de résoudre le problème.

Mais le Liban, comme beaucoup des manifestants descendus dans la rue ce week-end, est un pays qui souffre. Comble de l'ironie, devant ces milliers de personnes venues protester contre l'étendue du désastre et faire entendre leurs griefs, le gouvernement, généralement incapable d'agir, a réagi de manière excessive.

La police antiémeute et les soldats déployés par le chef suprême des armées ont fait usage de gaz lacrymogène, de balles et de matraques contre les manifestants, dont plusieurs dizaines ont été blessés. Plus ironique encore, malgré les coupures très fréquentes dans le pays, la police s'est servie de canons à eau pour disperser les manifestants.

Mais il y a encore de l'espoir.

La population, plongée jusque-là dans une apathie notoire et bien compréhensible vis-à-vis de la paralysie gouvernementale, des querelles politiciennes et des luttes intestines, s'est enfin révoltée. La puanteur des ordures accumulées dans les rues de la capitale, dans la chaleur inhabituelle de cet été, semble avoir amené les citoyens les plus indifférents à prendre conscience de la situation: la crise libanaise est non seulement insupportable mais peut-être bientôt insurmontable.

L'insouciance de nombreux Beyrouthins, dont ils sont fiers et qui leur permet de se détacher des contraintes absurdes du quotidien, est de plus en plus menacée, car les problèmes sont de plus en plus visibles et difficiles à occulter, comme les ordures qui s'entassent dans les rues. Malheureusement, jusqu'à présent, les solutions ne sont comme toujours que des expédients. Certains habitants brûlent leurs ordures, tandis que les municipalités les cachent dans des recoins isolés et les enterrent dans des terrains inutilisés. Trop de monde continue à espérer que le problème se résoudra de lui-même dans un proche avenir.

Tandis que la population continue de descendre dans la rue pour réclamer la démission du gouvernement, d'autres se demandent sur Facebook et Twitter si les manifestations et la répression gouvernementale ne vont pas inévitablement engendrer une situation similaire à celle de la Syrie, de la Libye, de l'Irak ou du Yémen: un État en déliquescence. Une remarque plus pertinente serait de constater que pour être en déliquescence, il faudrait déjà qu'il existe.

D'autres se querellent sur la question de savoir quelles formations politiques ont le "droit de manifester", alors qu'il faudrait s'interroger sur les raisons pour lesquelles ce même droit n'est pas accordé aux citoyens libanais à titre individuel.

On touche ici à l'un des problèmes fondamentaux du pays. Les gens adorent se disputer, se plaindre (même les expatriés, ou, dans certains cas, surtout les expatriés). Mais la base même de ces disputes repose bien trop souvent sur des idées fausses, plutôt que sur la réalité du terrain. Ces idées reçues, issues d'affiliations politiques et sectaires solidement établies (et de la perception qui les accompagne), sont bien trop souvent transmises de génération en génération.

Il est vrai que je ne vis pas au Liban. Je me rends bien compte que tout cela est facile à dire, mais ça n'en est pas moins vrai: toute cette énergie, tout ce temps dépensés sont une distraction.

La dure réalité est à présent impossible à ignorer: l'élite politique, malgré le contrôle relatif qu'elle donne l'impression de maintenir, s'est avérée totalement incompétente. Pas une fois, ni deux, mais constamment.

Un argument récurrent voudrait que le Liban, malgré tous les défis intérieurs et extérieurs auxquels il est confronté, ait conservé une stabilité relative, justement du fait de l'élite gouvernante et de son système unique -malgré ses dysfonctionnements- de répartition sectaire du pouvoir. On dit que le climat dans la région et les événements dans les pays voisins rendent la situation actuelle trop précaire pour faire vaciller le statu quo. Oui, les politiques sont corrompus. Oui, ils sont incapables de résoudre les problèmes. Regardez l'Égypte, nous dit-on: la sécurité y prend le dessus sur la liberté, la dignité, l'humanité. Mais cet argument-là ne tient pas davantage la route que le gouvernement lui-même.

Se moquer des politiciens libanais et dénoncer la corruption est devenu un passe-temps national. Mais si nous voulons tirer des enseignements de la révolution égyptienne, la vraie question est de savoir ce qui se passerait si la prochaine génération parvenait à s'organiser pour prendre à son tour les rênes du pays, tout en continuant à défier la classe politique dans la rue.

Impossible de dire ce qui résultera de ce moment de l'histoire libanaise, de savoir s'il constitue les prémices d'une révolution, ou une nouvelle étape de la dégénérescence du pays depuis la guerre civile. Quand on parle du Liban dans le monde, on se concentre toujours sur son statut de survivant, et c'est la réalité. Il a survécu au printemps arabe. Il a survécu à la guerre en Syrie et aux réfugiés qui mettent son économie en difficulté. Il survit, aujourd'hui, à l'État islamique, qui menace sa sécurité. Oui, incontestablement, et contre toute attente, le Liban survit. Mais si, au lieu de survivre, il se remettait à prospérer?

C'est vrai, je ne suis pas Libanais. Mais comme beaucoup de ceux qui y passent une grande partie de leur temps, j'ai beau me plaindre de certaines choses quand je suis sur place, j'en suis tombé amoureux. Je suis aussi un grand idéaliste... et je connais assez de jeunes idéalistes libanais pour continuer, sans me sentir trop naïf, à m'accrocher à la conviction que nous pourrions être à un instant clé, celui de la transformation. Mon expérience limitée mais intime de ce qu'est le Liban m'a appris que le paradoxe de la vie libanaise est sa capacité à allier les deux extrêmes: déprimante et exaltante, aussi résistante que résignée.

Dimanche dernier, le Premier ministre a promis que les forces de sécurité devraient à présent répondre de toute violence à l'encontre des manifestants. Pourtant, ces mêmes manifestants croupissent en prison, alors que les policiers qui les ont attaqués n'ont pas été inquiétés.

Bien sûr, nous avons bien trop souvent désespéré des dirigeants libanais, comme on est déçu par une personne que l'on aimait. Pour dire les choses simplement, ce gouvernement ne fait que parler et s'agiter dans tous les sens, sans jamais agir.

Il est vrai qu'on ne choisit pas de tomber amoureux. Mais on peut choisir de réagir à nos déceptions amoureuses, continuer à demander à l'autre de changer, ou bien changer soi-même afin de faire bouger les choses.

Comme nous l'a rappelé l'ambassadeur Fletcher dans son message d'adieu:

Je suis convaincu que vous pouvez défier l'Histoire, la géographie, et même la politique. Vous pouvez vous bâtir le pays que vous méritez. Peut-être même cesser d'importer des problèmes, pour exporter des solutions. Après la génération de la guerre civile, la transition est encore à faire, et elle sera difficile. Vous ne pouvez pas vous contenter de faire la fête et de prier dans les décombres. Mais vous pouvez y arriver, si vous croyez en votre propre idée du Liban. Il vous faut être plus forts que les forces qui vous déchirent. Battez-vous pour le Liban, pas entre vous.

Je suis entièrement d'accord. #طلعت_ريحتكم #YouStink #DemandDignity

Ce blog, publié à l'origine sur le Huffington Post américain, a été traduit par Guillemette Allard-Barès pour Fast for Word.

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