Devoirs inc.

Violaine Ballivy
La Presse
Le mercredi 02 avril 2008

Un Canadien sur trois a eu recours l'an dernier aux services d'un tuteur privé pour aider son enfant au moment des leçons et des devoirs. C'est deux fois plus qu'il y a 10 ans. Certains sont prêts à payer jusqu'à 70$ l'heure. D'autres y ont recours à longueur d'année. Les entreprises se multiplient et les tuteurs manquent. Vieux comme l'école, les devoirs sont aujourd'hui derrière une industrie en pleine mutation.

Benoît Archambault sourit. À 24 ans, ce tout jeune diplômé des HEC affiche l'enthousiasme du chercheur d'or qui vient de dégoter sa première pépite. Par ce jeudi soir de février, la dizaine de postes de travail de son service d'aide aux devoirs de Montréal sont occupés. La penderie est pleine de manteaux. Une montagne de bottes pataugent dans une mare de neige fondue. Entre 16h et 20h, quand un enfant s'en va, c'est pour laisser sa place à un autre. Les fins de semaine, c'est pire. Le local ne désemplit pas du matin au soir. Cela, sans compter tous les tuteurs qui se rendent directement chez leurs clients.

Depuis sa création, il y a à peine plus d'un an, Succès scolaire a déjà répondu aux demandes de plus de 400 parents et recruté 70 tuteurs, pour la plupart des étudiants au baccalauréat en enseignement à l'Université de Montréal. L'ouverture du premier centre a rapidement été suivie par celle d'un deuxième. En septembre prochain, il y en aura déjà deux fois plus. «D'ici trois ans, nous serons bien implantés partout au Québec», prévoit le jeune entrepreneur. Dans cinq ans? Il sera prêt, si ce n'est déjà fait, à se lancer à l'assaut du marché canadien. «Il y a de la place pour une croissance phénoménale. Les besoins sont immenses», dit-il en se passant avec satisfaction la main dans une barbe de quelques jours.

«Le plus grand obstacle à la croissance, c'est le recrutement d'employés qualifiés. La demande, elle, est énorme», confie aussi Nicole Tremblay, du service privé d'aide aux études N&R inc.

Au Canada, un parent sur trois a engagé un tuteur privé pour aider son enfant dans ses devoirs et ses leçons l'an dernier, selon la dernière étude du Conseil canadien sur l'apprentissage - une proportion qui aurait doublé depuis 10 ans. Le nombre d'entreprises de tutorat dans les grandes villes a ainsi augmenté de 200 à 500% dans les années 90. Bien plus vite, donc, que les écoliers, dont le nombre a plutôt tendance à décroître.

«Le Canada n'avait jamais été un terreau fertile au développement de ces entreprises. Mais les choses sont en train de changer, et le pays rattrape son retard», observe Scott Davies, professeur à l'Université McMaster, l'un des rares à s'être penchés sur cette industrie en «profonde mutation». Autrefois confiné aux petites annonces des journaux, le marché de l'«après-école» s'incorpore et devient l'affaire d'entreprises structurées qui croissent en misant sur le modèle des franchises. «Comme des chaînes de restauration rapide», fait remarquer Scott Davies.

La croissance est particulièrement marquée en Ontario. Au Québec, les données sont plus fragmentaires et l'industrie est à un stade plus embryonnaire, mais certains signes ne trompent pas. L'entreprise Kumon, l'un des leaders avec ses 50 000 franchises partout dans le monde, compte en inaugurer près d'une dizaine dans la province au cours des 12 prochains mois, en plus des 17 existantes.

Le tutorat remplace le privé

«Alors que l'on entend souvent parler du désengagement des parents, on constate, à l'inverse, qu'ils sont de plus en plus préoccupés par la réussite de leurs enfants. On ne se contente plus de souhaiter que nos enfants aient un bon emploi. On veut qu'ils aient un diplôme, et un bon», constate Scott Davies.

Étonnamment, la majorité des parents confient que leur enfant n'était pas en situation d'échec avant d'appeler à l'aide. «Ma fille avait 85% en anglais, mais elle jugeait que ce n'était pas assez», raconte une mère. L'été dernier, Succès scolaire a été pris de court par le flot d'appels à l'approche des séances d'examens d'entrée à l'école secondaire. «Nous n'avions jamais envisagé que la demande serait si importante. Des parents d'enfants en quatrième année ont requis nos services!» s'étonne encore Benoît Archambault.

Parfois aussi, c'est tout simplement l'école, publique ou privée, qui recommande l'embauche d'un tuteur pour consolider les notions qui n'ont pas été bien comprises en classe. Pourtant, le recours au tutorat privé n'est que rarement un désaveu de l'école publique, indiquent à la fois le sondage mené par le Conseil canadien sur l'apprentissage et les enquêtes de Scott Davies.

«Bien sûr que dans un monde idéal, je n'aurais pas besoin de payer de ma poche pour soutenir mon enfant. Mais je ne peux pas me plaindre de façon générale de l'école», confie Marie-Josée Girard, qui dépensera près d'un millier de dollars cette année en frais de tutorat privé. «Il n'y a rien qui puisse être aussi efficace qu'un suivi individuel, et ça, aucune école ne peut l'offrir.»

On assisterait ainsi à la naissance d'un hybride entre les réseaux public et privé. «On a choisi l'école publique en se gardant un coussin pour des cours privés vraiment bien adaptés», confie Lynda Howson. Sa fille est abonnée au service Kumon. Pour 90$ par mois, elle a droit à une rencontre hebdomadaire d'une trentaine de minutes avec un enseignant et à une série de cahiers d'exercices à faire tous les jours de la semaine, été comme hiver. «Cela peut paraître cher, mais ça l'est moins que le privé. Et les résultats sont extraordinaires.»

Une industrie non réglementée

Le ministère de l'Éducation ne s'est pas encore penché sur ce marché en émergence, qu'aucune réglementation n'encadre à l'heure actuelle. Marielle Potvin, directrice du service Math et Mots, le regrette. «Le développement se fait de façon anarchique. Tout le monde peut s'improviser tuteur», dit-elle. Elle a entrepris de se regrouper avec deux concurrents pour mettre en place une «certification» qui assurera que les enfants reçoivent bien la visite d'un diplômé - ou un étudiant en voie de l'être - en enseignement ou en orthophonie, dont les antécédents judiciaires auront été vérifiés.

Mais surtout, l'industrie réclame que Québec rende ce service déductible d'impôt. Comme la France, qui est ainsi devenue l'un des terreaux les plus fertiles de ce marché. Au Québec, au moins une compagnie d'assurances inclut désormais dans sa couverture de base un dédommagement pour l'aide aux devoirs, à condition qu'elle soit offerte par un orthopédagogue.

«Si Québec rend ce service plus accessible, on évitera que les inégalités se creusent entre les parents qui peuvent se payer nos services et ceux qui ne le peuvent pas», dit Mme Potvin.

«C'est justement dans un souci d'équité que nous avons fait le choix de favoriser les mesures d'aide aux devoirs à l'intérieur des écoles», réplique Jean-Pascal Bernier, attaché de presse de la ministre de l'Éducation, Michelle Courchesne. Cette année, Québec a investi 20 millions pour la mise en place de services d'aide aux devoirs gratuits après les classes.

En attendant, les parents restent les seuls juges de la qualité des services reçus. «La garantie qu'on offre, c'est de pouvoir changer de tuteur si le contact ne s'établit pas bien avec l'enfant», précise Nicole Tremblay. L'amélioration des résultats, elle, n'est jamais assurée. Mais Scott Davies remarque que, comme dans tout autre type d'entreprise, «le client est roi». S'il n'est pas satisfait, libre à lui d'aller voir ailleurs.

En chiffres

26%
C'est la proportion de parents qui recourent à un tuteur pour régler les problèmes de leur enfant en maths. Viennent ensuite les ennuis en lecture et écriture (15%), puis en sciences (7,5%).

1/3
Le tiers des parents sont d'avis qu'ils ne consacrent pas assez de temps à aider leurs enfants inscrits au primaire à faire leurs devoirs. La moitié sont du même avis au secondaire.

3/4
Trois tuteurs sur quatre sont engagés par des parents dont les enfants obtiennent des notes de moyennes à élevées (A et B) au primaire ou au secondaire.

9,2
C'est le nombre d'heures, en moyenne, que les adolescents canadiens consacrent aux devoirs chaque semaine. Pour eux les devoirs viennent au second rang des activités les plus accaparantes.

Que les parents soient nés au Canada ou à l'étranger, ils sont aussi nombreux à recourir aux services d'un tuteur. Mais ceux qui parlent couramment l'anglais ou le français à la maison y sont nettement plus favorables.

100 000$
Les familles dont le revenu annuel dépasse ce seuil sont près de trois fois plus susceptibles d'embaucher un professeur privé que celles dont le revenu est inférieur à 40000$.

Chez les parents ex-décrocheurs, c'est l'inverse: le recours au tutorat baisse au fur et à mesure que le salaire augmente.

Source: Conseil canadien sur l'apprentissage, enquête sur les attitudes des canadiens à l'égard de l'apprentissage, 2007

L'équipe de Cyberpresse vous suggère :
Les devoirs, un stress pour les familles
Mon tuteur en Inde

Retour