De la passion à la désillusion
Ann Forget
En terminant mes études universitaires en enseignement primaire et préscolaire, après plusieurs stages et bien des journées en tant que suppléante, je me sentais enfin prête à avoir ma propre classe. C'est donc la tête pleine d'idées, de rêves et avec une passion inconditionnelle pour les enfants que j'ai accepté un poste dans une école privée de la métropole.
Dès la première rencontre de parents, je dois affronter une horde de parents inquiets, avec raison il me semble, du sort réservé à leur enfant dans cette grande école, d'autant plus qu'ils sont au préscolaire. Après m'être présentée en long et en large, après avoir bien expliqué la routine, les objectifs, les projets, les règles de l'école, le fonctionnement du service de garde etc., j'avais l'impression que le lien de confiance était bien établi et j'étais soulagée que cette première rencontre se soit si bien déroulée. J'avais si hâte d'enseigner, si hâte de vivre au quotidien avec mes petits élèves.
Pourtant, j'allais bientôt faire la rencontre du premier parent-roi. En effet, un parent m'interpelle à la fin de la soirée pour me signaler qu'elle refuse que son enfant participe à la détente de 20 minutes en après-midi sous prétexte que cela lui enlèvera du temps d'enseignement. Encore abasourdie, je dois faire face à un couple inquiet qui veut savoir à quelle université j'ai complété mes études et si j'ai bien obtenu mon diplôme. Ils sont préoccupés par mon manque d'expérience qui pourrait nuire à leur petit mousse! À mesure que l'année scolaire avance, je suis toujours aussi étonnée des demandes des parents.
L'un exige que je donne des devoirs (au préscolaire!!!) à son enfant pour qu'il progresse plus rapidement, l'autre souhaite me rappeler que son fils ne mérite pas d'être réprimandé parce qu'il a frappé un autre élève de la classe puisqu'il lui a bien expliqué que ce n'était pas vrai et que son fils ne ment jamais, un autre encore désire que je supprime une comptine de l'Halloween car sa fille fait des cauchemars à propos des sorcières et des fantômes. Ce n'est pas que je sois insensible à ce que vivent ou veulent les enfants, mais les demandes sont si nombreuses et si exigeantes, qu'il faudrait parfois changer des leçons entières seulement pour accommoder un parent!
Face à un refus de ma part, le parent-roi a toujours le loisir de sortir la phrase qui tue: Oui mais moi je paye pour l'envoyer ici! Si je paie pour des services en clinique privée, est-ce que cela me donne le droit de remettre en question le jugement du médecin, si je paie pour prendre l'autobus, est-ce que cela me donne le droit de dire au chauffeur comment conduire et quel chemin prendre? Comprenez-moi bien, ce genre de parents reste à mon avis, une minorité. Mais cette minorité a un tel impact au quotidien, qu'elle finit par miner et la passion, et le goût d'enseigner, pour la simple et bonne raison qu'on doit vivre continuellement une remise en question, qu'on doit sans cesse se justifier, argumenter, peser ses mots, se défendre sans être sur la défensive bref, c'est une bataille inachevable pour prouver que l'on a les compétences nécessaires pour s'occuper de leurs enfants.
Malgré les sourires de mes élèves, malgré ma fierté de les voir évoluer et grandir, malgré les papas et les mamans qui me vouent une confiance sans conditions, malgré mon désir de laisser une marque dans la vie des enfants, je me pose chaque jour la même question: partir ou rester. Moi qui avait toujours eu bien de l'incompréhension face aux jeunes profs qui décrochent, je comprends maintenant les raisons. Et chaque fois qu'un parent-roi se dresse sur mon chemin, je me rapproche un peu plus de la porte.