Et si le joyeux tintamarre actuel servait aussi à empêcher d’entendre la gravité du silence
sans lequel aucune pensée ne peut naître ?

Denise BOMBARDIER
Le Devoir
samedi 26 mai 2012

La rue a gagné. Et avec elle, tous ceux que grise cette formidable émotion de solidarité momentanée, dégagée de toute contrainte, de toute obligation, de toute responsabilité à long terme. La rue a gagné. Sur le gouvernement d’abord, déjà fragilisé et usé par des années d’un pouvoir exercé dans des tourmentes successives et bien peu de périodes d’accalmie. Comment, dans les circonstances, négocier autre chose qu’une reddition déguisée en compromis ? Surtout face à de jeunes leaders grisés de leur omnipotence médiatique et qui n’ont pas encore l’âge de comprendre qu’il y a plus difficile que de savoir perdre, et c’est gagner sans triomphalisme. Ils retourneront à l’université, se joindront sans doute aux partis politiques qui s’offrent en alternance ou aux mouvements de contestation du système, tout en sachant que la rue est la voie royale et la plus enivrante pour imposer leurs idées.

La rue a gagné sur l’État de droit. Les lois votées à l’Assemblée nationale et celles imposées par les tribunaux pourront désormais être invalidées dans les faits par des groupes divers qui ont fait leurs classes ce printemps en bloquant Montréal la rouge, en noyautant les réseaux sociaux, en intimidant leurs adversaires et en usant de violence. Le problème est de savoir qui décidera en démocratie de l’iniquité d’une loi.

La rue a gagné en imposant son esthétisme. Ces foules immenses, jeunes, bariolées, énergiques, enragées ou rieuses qui crient, chantent, se défoulent sans peur devant la police ou faisant peur, le visage masqué, des pierres à la main, dans des ballets de danses destructrices, ces foules dégagent une beauté incontestable. Ces foules ont un effet de contagion car elles n’exigent, pour en faire partie, que de plonger dans l’irrationnel grisant. Ces foules effacent momentanément l’angoisse et les inquiétudes de ceux qui les composent. Elles n’engagent à rien d’autre, et surtout pas à prolonger l’engagement dans l’austère et dure réalité du long travail pour convaincre l’adversaire du bien-fondé de ses idées et, plus ardu encore, pour les faire triompher par les canaux institutionnels.

La rue a gagné contre les futurs gouvernements qui tenteront d’imposer leur politique en exerçant le pouvoir conféré par l’élection. À l’avenir, tout gouvernement pourra ultimement être mis en échec par des groupes d’opposants décrétant inique et injuste une loi ou une politique ministérielle. La rue a gagné en internationalisant un conflit mineur autour duquel se sont agglutinés des adversaires de tous genres. D’abord, une vaste majorité de citoyens qui rêvent depuis des années d’en découdre avec les libéraux et vouent une haine active à Jean Charest, transformé en ennemi numéro 1 du Québec en marche. Et une extrême gauche longtemps souterraine et de ce fait hyperactive, pour qui le noyautage, l’infiltration et l’intoxication selon les meilleures références soviétiques d’avant l’effondrement du mur de Berlin servent de praxis. Des groupuscules anarchiques, anticapitalistes qui radotent sur un Cuba du Nord et qui, comme le leader du Front de gauche en France, Jean-Luc Mélanchon, affirment sans hésitation que Cuba est une démocratie. S’ajoutent à ces personnes des indignés, des déçus, des nostalgiques des années du lyrisme nationaliste et des militants inconditionnels des droits et des libertés. Dans les reportages diffusés en France, par exemple, les manifestants interrogés exprimaient avec force et conviction l’un ou l’autre de ces points de vue. Les médias français dans leur quasi-totalité n’ont donné la parole qu’aux manifestants, si bien qu’il fallait en conclure à un mouvement généralisé et quasi unanime contre la gouvernance actuelle. Ignorés, les 70 % d’étudiants en classe ; inexistantes, les concessions faites aux étudiants. La rue montréalaise a réussi à donner à penser que la révolution sociale tant réclamée en Europe et ailleurs est en marche là où on ne l’attendait guère, dans « ce Québec irréductible, village gaulois encerclé par l’Amérique », comme l’a décrit avec enthousiasme un confrère de la radio française.

Comment allons-nous retrouver nos esprits après tant d’excitation, de fébrilité, de haine aussi, une haine sans retenue, violente, collante, épeurante, véhiculée à travers les médias sociaux d’abord, dans les médias traditionnels ensuite, où devraient pourtant exister des filtres plus efficaces, et dans le discours public des matamores de tous genres ? Comment remettre la raison à l’honneur alors que le calendrier politique va nous plonger bientôt dans une campagne électorale dont on n’ose imaginer l’atmosphère avec la rue comme lancinante tentation des flambeurs, pyrotechniciens et autres extrémistes allergiques à la parole contraire ? Qui, parmi les meilleurs d’entre nous, nous, le peuple québécois perturbé, inquiet, espérant et raisonnable, émergera pour imposer leur autorité morale sans laquelle le chaos, la désorganisation sociale, la déstabilisation institutionnelle nous guettent ? Comment un futur gouvernement, vraisemblablement minoritaire, en arrivera-t-il à exercer le pouvoir sous la menace de cette épée de Damoclès que représente la victoire de la rue de ce printemps érable ? De quoi faut-il se souvenir pour en arriver à comprendre les raisons de cette folie qui s’est emparée de nous et que l’on cristallise sur la personne du premier ministre et son parti, mais dont on a l’intuition qu’elle pourrait resurgir devant tout dirigeant politique à l’avenir qui ne répondrait pas aux exigences des uns ou des autres ? Et si le joyeux tintamarre actuel servait aussi à empêcher d’entendre la gravité du silence sans lequel aucune pensée ne peut naître ?