Le Devoir
Le monde, lundi 11 novembre 2013
François Brousseau
Dans le monde entier, dans des dizaines de pays -- de populations, de traditions, de religions, de philosophies et de systèmes politiques les plus divers --, la question du voile islamique est devenue un sujet central, parfois même obsessionnel, du débat public.
En Tunisie, deux ans après l'élection du parti Ennahda, monte un ressac anti-islamique, alors que partis laïques et religieux se regardent en chiens de faïence et que la réforme politique paraît bloquée. Les universités débattent du bien-fondé du voile dans les salles de cours, sur fond de pressions parfois violentes de militants salafistes, et de manifestations d'étudiants qui, leur faisant face, clament : " Résistons à l'islamisation ! "
Un jugement de cour, à Tunis en mai dernier, en faveur d'un directeur d'établissement (l'université La Manouba) qui avait été soumis à un véritable siège -- et à des agressions physiques -- par des militants islamistes pour autoriser le voile intégral lors des examens, a été de facto annulé, au cours de l'été. Une ordonnance ministérielle laisse les établissements libres de décider, plutôt que d'interdire le voile intégral.
Dans cette affaire, la " liberté de choix " était et reste un élément fondamental de l'argumentaire des partisans du voile pour les femmes.
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Cette guerre de tranchées se poursuit également en Turquie, où quatre députées du parti islamiste au pouvoir, l'AKP, sont entrées le 31 octobre au parlement d'Ankara, la tête recouverte d'un foulard. Elles y ont célébré " la liberté retrouvée " et " la fin d'une injustice ", dans un pays encore naguère " laïque dur " dans ses prescriptions, mais qui peu à peu cède du terrain symbolique aux tenants de l'islam politique.
Réplique de Can Dündar, célèbre éditorialiste du journal républicain Cumhuriyet, qui déconstruit la rhétorique de la " liberté " ici invoquée : " Le problème, c'est que ceux qui ouvrent la porte au voile au nom de la "liberté" sont également ceux qui affirment en public, à l'Assemblée nationale et à la télévision, que "le décolleté, la minijupe et les blouses sans manches doivent être interdits". " Le problème, poursuit Dündar, c'est que ce même gouvernement qui invoque la liberté en faveur du voile est aussi celui qui réprime les manifestants d'opposition dans la rue, ramène les cours de religion à l'école ou restreint la consommation d'alcool dans les lieux publics. Liberté, liberté... que ne te fait-on pas dire !
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Même en Grande-Bretagne, pays par excellence du multiculturalisme, du laisser-faire et du pragmatisme british, supposés moralement supérieurs, la question fait irruption à la une des médias depuis quelques mois, à la suite de diverses affaires.
En septembre, devant un tribunal de Londres, une jeune femme a voulu témoigner entièrement couverte de son niqab... avant de se voir forcée de dévoiler au moins son visage devant le juge. Le juge qui a ensuite déclaré aux médias : " Il faut absolument que les législateurs se penchent sur cette question. "
(La semaine dernière, commentant l'affaire, un ministre sans portefeuille du gouvernement Cameron abondait dans le même sens que le juge, affirmant que cette tenue était incompatible avec l'administration de la justice.)
Dans certaines free schools, peu contrôlées par les pouvoirs publics et parfois sous la coupe d'islamistes, on rapporte des histoires de discriminations garçons-filles. D'autres écoles pensent, elles, à prohiber le voile intégral, qui à leurs étudiantes, qui à leurs enseignantes, devant un phénomène perçu comme croissant. À tel point que, selon un sondage publié fin septembre par le Times de Londres, pas moins de 66 % des Britanniques seraient aujourd'hui en faveur d'une loi pour interdire le voile intégral en public.
By Jove ! On aurait cru une telle " horreur législative " aux antipodes de la pensée british, et exclusive aux pauvres Français, Belges ou autres latins de mentalité républicaine. Mais non ! Et lorsque le premier ministre, David Cameron, a été interrogé sur toutes ces affaires, il s'est certes dit hostile à une législation sur le voile à l'école ou dans la rue... mais en ajoutant que les institutions ont parfaitement le droit d'imposer des uniformes. Et qu'il pourrait, lui, envoyer sa fille dans une institution où l'on aurait proscrit le niqab.
À l'âge des migrations mondiales et de Twitter, la question du voile divise et interpelle. Elle se pose un peu partout, à des degrés divers, dans des lieux immensément différents, sous des régimes autoritaires ou démocratiques. Mener ce débat chez soi, c'est aussi répondre à un écho dont les réverbérations traversent toutes les frontières.
François Brousseau est chroniqueur d'information internationale à Radio-Canada.