17 octobre 2013 · Daniel Baril
Depuis le début du débat sur le projet de laïcité du ministre Drainville, les opposants à ce projet — Charles Taylor, Thomas Mulcair, Justin Trudeau, André Pratte, Adil Charkaoui et l’imam pro-charia Salam Elmenyawi en tête — ont claironné haut et fort que ce projet et ceux qui l’appuient étaient racistes et xénophobes.
N’en déplaise à tous les angéliques des rapports sociaux qui croient, comme Jacques Parizeau, qu’une société peut toujours fonctionner harmonieusement sur la base du consensus même lorsque des valeurs contradictoires entrent en conflit, nous percevons toujours nos semblables en fonction d’un classement du type « nous » et « les autres ». Même Charles Taylor procède ainsi. Cette tendance est ancrée dans nos mécanismes cognitifs et constituait un avantage dans un lointain passé ancestral où l’Homo sapiens devait établir rapidement à qui il avait affaire. Ce quasi réflexe dans la perception de l’autre permettait de déterminer par des signes perceptibles si l’étranger rencontré était un allié possible ou un éventuel ennemi. Autrement dit, s’il faisait partie de mon groupe ou non.
L’être humain n’est pas un être désincarné et il transporte avec lui son passé évolutif; l’inclinaison envers la catégorisation est devenue un trait d’espèce. Dans les sociétés actuelles, ce biais est susceptible d’entrainer des comportements racistes et xénophobes. Dès lors que l’on en reconnaît la réalité et le danger, la question à poser est de savoir comment prévenir les dérapages racistes. J’estime que la laïcité fait partie des mesures politiques permettant une meilleure cohabitation des différences dans une société pluraliste et voici pourquoi.
Le mécanisme en cause
Il n’est pas possible d’exposer ici en détail le mécanisme à la base de la catégorisation sociale. J’aborde le sujet dans l’ouvrage collectif publié récemment Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec (Presse de l’Université Laval, 2013) dans le chapitre « Multiculturalisme, essentialisme et laïcité ». Voici succinctement ce que nous disent les recherches empiriques récentes sur le sujet :
- la catégorisation « nous et les autres » s’observe dans toutes les cultures et dans toutes les classes sociales et montre que nous attribuons une « essence » aux choses et aux personnes en fonction de leur apparence. Les immigrants perçoivent donc eux aussi leur société d’accueil à travers ce prisme;
- les repères de la catégorisation sociale peuvent être biologiques, comme l’apparence physique (couleur de la peau, morphologie du visage, etc.), ou culturels comme les vêtements et les mœurs (idéologie politique, religion, etc.);
- cette habileté permet d’établir des liaisons sociales forte et de consolider l’appartenance à un groupe;
- les marqueurs de coopération et d’alliance sont encodés aussi fortement que ceux du sexe comme représentation fondamentale d’une personne, ce qui n’est pas le cas pour les marqueurs biologiques comme la « race »;
- le fossé entre « nous » et « les autres » peut aisément être comblé lorsque des possibilités d’alliance sociale forte sont perçues;
- les marqueurs de valeurs morales ou de croyances religieuses génèrent plus de rejet que ceux de l’appartenance ethnique (1);
- les individus les mieux intentionnés à l’égard des « autres » ne font pas exception et perçoivent leurs semblables à travers ce même mécanisme.
Ces constats reposent sur plusieurs dizaines de travaux en psychologie cognitive et en psychologie sociale réalisés notamment aux États-Unis, en Angleterre, en France et en Allemagne. Il s’agit pour la plupart de mises en situation et de tests de laboratoire et non de simples entrevues qualitatives comme on le fait habituellement dans les sciences sociales. Les participants sont habituellement des étudiants universitaires, donc des personnes plus scolarisée, plus libérales et moins enclines aux préjugés que l’ensemble de la population. Les résultats de ces travaux ne seraient pas différents même si tous les répondants étaient des Gérard Bouchard ou des Françoise David.
La laïcité comme protection
Les conclusions que l’on peut en tirer sont que l’appartenance ethnique n’est pas un obstacle à la cohésion sociale lorsque l’on perçoit que l’autre partage un minimum de valeurs communes sur lesquels une coopération sociale est possible. Cette perception est plus difficile, voire impossible, lorsque l’autre s’affiche radicalement en rupture d’avec les valeurs communes au sein du groupe social. L’identité religieuse fortement exprimée par des signes ostentatoires marque ainsi une barrière entre les sous-groupes sociaux et apparait comme un obstacle majeur à la construction d’un projet de société rassembleur.
N’est-ce pas ce que l’on observe actuellement au Québec? Qui peut vraiment affirmer de façon sérieuse que le Québec est une société raciste? Y a-t-il au Québec des conflits entre Blancs et Haïtiens? Entre Québécois de souche et italo-Québécois? Des conflits avec les Latinos, les Asiatiques, les Hindous? L’élément conflictuel actuel n’est pas lié à l’ethnie mais à la religion et à une forme particulièrement exclusiviste de religion, c’est-à-dire l’intégrisme islamiste, un projet politique à tendance fasciste qui se drape de religieux.
Ce que les études empiriques montrent, c’est qu’il serait vain de penser que le biais de catégorisation à l’oeuvre dans cette réaction politiquement saine disparaîtra de lui-même par simple contact interculturel comme le croient les multiculturalistes (dans lesquels je range les intercutluralistes). La déconstruction de la xénophobie demande des interventions dynamiques et un contexte social approprié. Elle s’avère impossible lorsque l’ « autre » refuse le mode de vie de la société d’accueil et délimite son territoire par des signes établissant une frontière entre « eux » et les « autres » afin de se protéger du mixage social.
Devant cette réalité, le multiculturalisme et son corolaire qui est la « laïcité ouverte », qui tendent à renforcer les identités culturelles et religieuses et la tendance à l’ethnocentrisme, apparait comme un projet bien naïf pour assurer la cohésion sociale. L’échec lamentable de cette approche en Europe en témoigne. En alimentant les particularismes de chaque sous-groupe, le multiculturalisme crée les conditions propices à l’ « essentialisation » de l’autre, c’est-à-dire à une perception qui nous le montre comme fondamentalement différent de soi.
Je tiens à être très clair: je ne suis pas en train de défendre les dérives racistes mais à essayer de comprendre sur quoi elles prennent racine. Toute forme de xénophobie, quelle soit religieuse ou raciale, est à combattre. Mais un État a le devoir de prendre des mesures qui assurent la cohésion de ses services et de ses institutions. La laïcité est insuffisante pour contrer la xénophobie mais elle est nécessaire à cet objectif et est même essentielle au respect de la liberté de conscience de tous les usagers des services publics. Quelle image de cohésion et de respect renverrait un État dont chaque employé afficherait son appartenance religieuse, parfois même en contradiction avec les valeurs humanistes universelles que cherche à promouvoir cet État?
L’alliance qui permet l’intégration de tous dans une même société ne peut se faire que dans le contexte de la laïcité qui devient le fer de lance des valeurs humanistes et des principes sous-jacents aux droits fondamentaux.
La proscription de signes religieux ostentatoires de la part des employés de l’État devient ainsi une mesure saine permettant d’éviter des réactions primaires de catégorisation porteuses de xénophobie. Cette mesure est en fait une disposition antiraciste essentielle au maintien des acquis démocratiques de la modernité dont font partie la liberté de conscience et l’égalité de tous les citoyens quels que soient leur sexe, leur religion et leur appartenance ethnique.
Associer la laïcité à la xénophobie comme le font de façon démagogique et réactionnaire les Charles Taylor, Thomas Mulcair, Justin Trudeau, André Pratte, Adil Charkaoui et Salam Elmenyawi ne fait qu’illustrer leur petitesse d’esprit.
1. Cet point n’est pas traité dans le chapitre mentionné; il est tiré d’études que je n’avais pas en main à ce moment, notamment K. Unkelbach et al. Social Psychology and Personality Science, 2010, 1 (4).