En quête de sens

GRÈVE ÉTUDIANTE: LE POINT DE VUE D'ARISTOTE
Petit guide d'auto-défense philosophique à l'usage des pro-hausse

Vieux Phil
VENDREDI 24 FÉVRIER 2012

Tout l’or qui est sur terre ou sous terre ne vaut pas la vertu.
Platon, Les lois 728a

Des lecteurs me pressent d’exposer ma position à propos du sujet de l’heure, la grève étudiante. Je me suis pourtant prononcé dans ce blogue sur le sujet (voir http://enquetedesensjl.blogspot.com/2010/03/aristote-et-la-teleologie-quaurait.html). Par ailleurs, le lecteur de mon dernier essai, Plaidoyer pour une morale du bien, sait où je loge à cet égard. Je défends en effet une position néo-aristotélicienne où la notion de vertu y tient une place centrale. Je sais pertinemment que ma position est fort audacieuse, voire révolutionnaire. Certains voudront me lapider ou me mettre au pilori. Peu importe. Je fais mien le mot de Spinoza dans son Traité de politique: «Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre.»

            La grève contre la hausse des frais de scolarité soulève un débat de fond qui intéresse au premier chef la philosophie politique laquelle s’interroge principalement sur la nature et le rôle de l’État. Derrière la lutte actuelle contre la hausse des frais de scolarité, les associations étudiantes militent en réalité pour faire reconnaître un  droit à l’éducation gratuite aux niveaux supérieurs. Comme le remarque justement le sociologue Guy Rocher, «Au moment de la Révolution tranquille et depuis celle-ci, la gratuité des études jusqu’au cégep a été instituée et maintenue dans un but de justice sociale[1] 

En somme, la grève soulève la question de la juste redistribution des biens et services par l’État. À ce propos, il y a en a pour qui l’État n’a pas sa raison d’être et n’a donc pas à redistribuer les biens, dont l’éducation. Ce sont les libertariens. Pour les «libéraux», au contraire, l’État, sous forme de l’État-providence, doit assurer la gratuité scolaire, du moins au primaire et au secondaire. Les socio-démocrates vont plus loin et exigent la gratuité scolaire à tous les niveaux de l’éducation. Pour ces derniers, l’égalité des chances, voire l’égalité économique est fondamentale. Or, l’égalité, vertus premières des socio-démocrates, contrecarre la liberté. Ce qui signifie que plus que vous visez l’égalité, plus vous restreignez la liberté de certains.

Selon des chiffres (que je n’ai pu, je l’avoue, vérifier encore), seulement 55% de la population québécoise paie des impôts. Tout le monde sait, par ailleurs, que le fardeau fiscal des Québécois est déjà passablement élevé. Je vous laisse imaginez ce que représenterait le surpoids lorsqu’on y ajoute la gratuité aux niveaux de l’éducation supérieure réclamée par les socio-démocrates!

«La liberté des uns», écrivait Isaiah Berlin, «dépend des limites que s’imposent les autres.»[2] Donc, pas d’égalité sans perte en contrepartie de liberté. Au Québec, 55% des Québécois se privent de liberté pour les autres. La situation est donc clairement injuste, et en rajouter avec la gratuité scolaire à tous les niveaux est tout simplement inqualifiable sur le plan de la justice sociale.

            S’il faut éviter à tout prix l’enfer égalitaire que nous promettent les socio-démocrates, il faut également éviter le vice opposé des libertariens où un petit nombre seulement est libre, et où les inégalités sont hallucinantes. Il faut donc préférer le juste milieu entre ces deux extrêmes. C’est la solution «libérale» (ou «conservatrice», c’est selon) qu'aurait proposée Aristote. Mais la position libérale a aussi ses faiblesses qui, il est vrai, sont aussi celles des deux autres positions. Cette faiblesse c’est l’admission des droits sacro-saints de la personne.
Il y a chez bon nombre de nos contemporains une soif jamais inassouvie de tout régler par des lois, par des chartes, des droits, etc. Les grévistes étudiants revendiquent un droit à l’éducation. Qu’on soit pour la grève ou non, on reste prisonnier d’une éthique «légaliste» des droits où tout ce qui relève de la morale doit désormais passer par la loi, les règlements et des politiques. C’est l’Empire des Droits qui contre-attaque. Le philosophe Martin Blais s’est jadis élevé contre ce qu’il appelait l’empire du «juridisme» en matière de moralité: «S’adonner à la culture de ces qualités que sont la justice, le courage et la modération, c’est administrer au poison du juridisme son seul antidote efficace.»[3] Sage parole.
            C’est ici que nous rejoignons les fameuses vertus (aretè) qui occupent une position centrale dans la philosophie politique d’Aristote.

            Posons brutalement la question : devons-nous tout mettre en commun? Partager tous les biens, ceux dont nous sommes propriétaires, qui nous appartiennent? C’est la proposition de Platon dans La République. Pas celle d'Aristote. Si tout bien est commun, alors qui voudra travailler pour produire les biens primaires? Le communisme de Platon conduit à vie la plus misérable qui soit.
            Il faut donc admettre la propriété privée si l’on souhaite vivre dans une société heureuse. En effet, celui en effet qui possède un bien en prend soin; il l’entretien afin qu’il perdure et ne s’épuise pas. Par son travail, il jouit de son bien. Il peut, en outre, le partager avec ceux qui ne possèdent pas ou pas beaucoup. Au départ, en tout cas, pour partager, il va de soi qu’il faille posséder quelque chose.
Comme l’écrit Aristote dans le deuxième livre de la Politique, chapitre 5 : «D’abord, chacun administrant séparément ses biens il ne surgira aucune récrimination des uns contre les autres; au contraire la situation s’améliorera du fait que chacun s’occupera avant tout de ses affaires. Ensuite, grâce à la vertu, il en sera, concernant l’usage des biens, comme le dit le proverbe : ‘tout est en commun entre amis’.»[4]
            La propriété privée – tant décriée par les anarchistes ainsi que les communistes[5] - est donc à la source des vertus : pas d’amitié, de générosité, de justice, etc., sans propriété privée. Ainsi, celui ou celle qui prend soin de son bien, fait preuve de vertu car il ou elle est tempérant; il ne veut pas que son bien s’épuise rapidement en le consommant ou en le gaspillant. Il pourra ensuite témoigner de sa générosité en donnant à ceux et à celles qui ne possèdent pas ou qui possèdent moins. Le contraire se rencontre souvent lorsqu’il s’agit de biens communs, comme l’avait jadis montré Garett Hardin (1915-2003) dans son fameux essai datant de 1968, «La Tragédie des Biens Communs».(6) 
Un législateur, lui-même vertueux, c’est-à-dire juste, sage, généreux, amical, etc., comprend alors qu’il faille tout mettre en place pour que s’exerce la vertu des citoyens, qui est seule garante de leur bonheur (eudémonia). Comment, dès lors, doit-il distribuer les biens mis en commun par amitié (philia)? Évidemment, le législateur doit être juste. Qu’est-ce à dire? En quoi consiste la vertu civique de justice (dikè)? Nous, modernes, vivant dans des démocraties, lorsque nous pensons à la justerépartition des biens, nous songeons immanquablement à une répartition égalitaire. Pas Aristote. D’abord, il existe divers types d’égalité et d’inégalité. Il y a par exemple l’égalité numérique ou arithmétique, et l’égalité proportionnelle ou géométrique. Lorsque nous concevons l’égalité, c’est à l’égalité numérique que l’on pense: la même quantité de biens ou d’unité de biens. S’il y a un gâteau et quatre personnes, l’égalité numérique prescrit qu’on doive partager le gâteau en quatre parties égales. Aussi, lorsqu’on évoque l’idée d’une société parfaitement égalitaire, on pense généralement à l’égalité numérique des biens entre tous les citoyens. Cette idée est non seulement erronée mais catastrophique car elle conduit tout droit au malheur de tous. En fait, le problème avec l’égalité numérique c’est que les personnes ne sont jamais identiques. Si, parmi nos quatre personnes de tantôt, il faille partager équitablement le gâteau, et sachant que l’une est affamée, il serait juste de lui donner un plus grande part. La justice dépend donc du mérite de chacun, de sorte que, d’après Aristote, la justice distributive implique une égalitéproportionnelle au mérite. Sur la question précise du «mérite», Aristote est parfaitement conscient de la grande difficulté consistant à évaluer le mérite. «En ce qui concerne les partages, écrit-il, tout le monde est d’accord qu’ils doivent se faire selon le mérite de chacun; toutefois, on ne s’accorde pas communément sur la nature de ce mérite.»[7]. Souvent, en effet, il peut s’agir des besoins, de l’effort et la vertu. La grande différence entre Aristote et nous, c’est que ce sont toujours, dans nos démocraties modernes, les droits qui fondent la justice, alors que les besoins, l’effort et, surtout, la vertu sont oubliés. On ne naît pas par exemple libre de par le pseudo droit à la liberté que l’État démocratique nous confère à la naissance. On devient libre, entre autres, lorsque nous faisons preuve du courage. La liberté présuppose donc la vertu. Les chartes me reconnaissent un droit formel à la liberté, mais si je suis lâche, je n’ai rien. On ne naît pas libre, on le devient.
Les concepts de droit et de vertu diffèrent radicalement. Un droit n’est pas une disposition acquise volontairement par l’habitude comme l’est la vertu. C'est une protection, une assurance, conférant une dignité. Tout être humain est aujourd’hui de facto détenteur d’un droit et n’a pas besoin de faire quoi que ce soit pour en être digne. Toutefois, posséder une dignité ne fait pas de nous des êtres bons. Le plus vicieux possède le même droit à la liberté dès sa sortie du sein maternel. Ce que nous sommes, en résumé, comme personne ne compte pas; ce qui compte, aux yeux de l’État moderne, c’est le respect des droits de la personne.
Il va de soi que l’éducation occupe une place centrale dans la philosophie politique d’Aristote. L’éducation est essentielle à la vie en société, car c’est par l’éducation que le citoyen est en mesure de prendre part pleinement à la vie politique. Or, l’éducation dont ne cesse de réclamer Aristote, c’est une éducation à la vertu, car la vertu est la cheville ouvrière de toute la vie politique et, donc, du bonheur de tous. Ce type d’éducation à la vertu est tombée en désuétude; elle appartient désormais à un âge révolu. Le nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse, par exemple,n’est qu’un cours d’initiation à la tolérance et à la connaissance de la différence dont les balises sont tracées par nos sacro-saints droits de la personne.
En guise conclusion, je salue bien haut les étudiants-es qui acceptent la hausse des frais de scolarité. Ils le font dans une perspective de responsabilisation et de justice sociale. En défrayant une partie de leurs frais de scolarité, ils prennent toute la mesure, toute la portée, la valeur inestimable de ce bien social qu’est l’éducation. Ils font également preuve de justice en reconnaissant la juste part qu’ils doivent à la société. Enfin, ils/elles reconnaissent que l’éducation ne consiste pas seulement à avoir une tête bien faite (ou pleine), mais à acquérir des dispositions morales (des vertus). C’est du moins ce que Socrate enseignait jadis aux Athéniens lors de son fameux plaidoyer que relate Platon : «Souvenez-vous que ce n’est pas la recherche des biens matériels qui conduit à la vertu. C’est, au contraire, en devenant vertueux que peut naître la prospérité, pour les particuliers comme pour la cité.» (Apologie de Socrate, 30b).

Un dernier point pour terminer. Dans la fameuse «économie du savoir» dans laquelle nous vivons actuellement et qui embrouillent tout, les études ne sont jamais conçues comme constituant une fin en soi, mais toujours comme un moyen pour autre chose - à savoir la rentabilité économique. Il faut déplorer et dénoncer cette déroute inqualifiable de l’éducation. Le plaisir de connaître pour connaître est aujourd’hui inconcevable. Pourtant, d’après Aristote, la connaissance ultime «que l’on choisit pour elle-même, et à seule fin de savoir, est plus philosophique que celle qui est choisie en vue des résultats», et cette connaissance est la philosophie. À mon avis, la seule raison que nous aurions de faire grève, c’est d’exiger plus de cours de philosophie à tous les paliers de l’éducation. C’est la seule façon de faire un pied de nez à la sordide économie du savoir.


[1] Guy Rocher, «Une mentalité commerciale», in Éric Martin et Maxime Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Lux Éditeur, 2011, p. 125.
[2] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Paris, Press Pocket, 1990, p. 173. 
[3] Martin Blais, Le chien de Socrate, Chicoutimi, Éditions JCL, 2000, p. 179.
[4] Aristote, Les Politiques, II, 5, 1263a 6, Paris, GF Flammarion, 1990, p. 151-152.
[5] Rappelons la réponse célèbre de Pierre-Joseph Proudhon à la question Qu’est-ce que la propriété?: «C’est le vol
[6] Voir http://lanredec.free.fr/polis/art_tragedy_of_the_commons_tr.html. Imaginez un troupeau de moutons où les bergers les mènent pour brouter dans les pâturages. Ceux-ci sont un bien commun. Toutefois, d’autres bergers apprenant l’existence de ces verts pâturages, mènent leurs troupeaux dans ces mêmes pâturages. À court terme, la quantité de nourriture disponible disparaîtra. Conclusion : un bien commun est rapidement dilapidé et épuisé, alors que tout le monde a avantage à le conserver et à le faire fructifier. Ce qui n’est possible que lorsque quelqu’un en devient propriétaire.
[7] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, 6, 1131a 25.
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