Antoine Robitaille, Le Devoir
Édition du samedi 01 et du dimanche 02 décembre 2007
Le devoir de Philo - Hannah Arendt avait prévu la crise de nos écoles
La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent invoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Il y a près de deux ans maintenant, Le Devoir leur a lancé le défi, non seulement à eux, professeurs, mais aussi à d'autres auteurs, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand penseur.
Aujourd'hui, exceptionnellement, changement de formule. Nous vous proposons une entrevue avec Alain Finkielkraut, philosophe français bien connu, au sujet d'une de ses principales influences, Hannah Arendt, et d'un de ses sujets préférés: l'école.
Hannah Arendt est très critique à l'endroit des «théories modernes de l'éducation», pour reprendre son mot. Elle y voit un «étonnant salmigondis de choses sensées et d'absurdités». À la pédagogie, elle reproche d'être devenue «une science de l'enseignement en général, au point de s'affranchir complètement de la matière à enseigner». Selon elle, cela correspondait à tarir «la source la plus légitime de l'autorité du professeur», le savoir. Qu'en pensez-vous?
Alain Finkielkraut. Je suis d'accord. J'ajouterais que depuis la publication de son texte La crise de l'éducation, en 1954, nous avons assisté à une «désintellectualisation» massive du métier de professeur. Autrefois, on pensait spontanément qu'un bon professeur, c'était quelqu'un qui connaissait bien sa matière, qui avait assez d'intimité avec cette matière qu'il enseignait pour savoir la transmettre à d'autres. Aujourd'hui, cette intimité est perçue non pas comme une qualité mais comme un handicap.
Une des raisons est l'élan démocratique, qui veut aujourd'hui inclure les enfants. Dans cette perspective, ils sont dès leur plus jeune âge tout ce qu'ils peuvent devenir: ils sont accomplis. Et ce qui importe, c'est de leur permettre d'exprimer leur génie propre.
L.D. Arendt avait vu cette idée triompher aux États-Unis dès les années 50. Dans ce contexte, l'adulte doit se borner à «assister» l'enfant, écrivait-elle.
A.F. Oui, le professeur n'est plus un maître aujourd'hui, c'est un «entraîneur»! D'ailleurs, la promotion de la pédagogie au rang de spécialité va de pair avec la disqualification du cour magistral.
De plus, de nos jours, on prend acte de l'apparition d'un nouveau public scolaire particulièrement réfractaire à l'enseignement. Il n'a plus envie de plaire aux adultes et les choses anciennes ne l'intéressent plus. Dès lors, il faut l'intéresser coûte que coûte. La pédagogie est alors vue comme une sorte de boîte à outils contre l'anomie, contre l'indifférence, contre le chahut. Cela conduit certains pédagogues à dire par exemple qu'au lieu de mettre les élèves en contact avec des «monstres préhistoriques» comme Corneille, il vaut mieux partir de ce qui les intéresse, et puisqu'ils vivent dans un monde médiatique, d'introduire à l'école le «décryptage des médias».
Dépaysement interdit
L.D. «Le monde dans lequel les enfants sont introduits est un monde ancien»: c'est là une des idées centrales d'Arendt que vous reprenez souvent. Mais l'école d'aujourd'hui semble refuser cette idée. On a peur de présenter aux élèves des «choses anciennes».
A.F. Oui, et c'est tout à fait extraordinaire: on renonce à l'idée de dépayser les élèves, de les désaccoutumer d'eux-mêmes. Or qu'est-ce que la transmission? C'est l'élargissement du présent: en lisant Platon et Corneille, nous devenons les contemporains de Platon et de Corneille. Aujourd'hui, on part du principe que les hommes vivent dans le présent et les enfants également. Puisqu'il n'y a pas d'autre contemporanéité que celle de notre temps, l'actualité prime et les élèves sont censés ne désirer que l'actualité elle-même. Dans ce contexte, on oublie les classiques. Sinon, on les «dépoussière». Cette obsession du dépoussiérage est très révélatrice.
L.D. C'est étrange: notre époque ne cesse de prôner l'ouverture à l'autre mais elle ne supporte pas l'altérité du passé. D'où nous vient cette fermeture?
A.F. C'est une sorte de «chauvinisme du présent». Le sentiment prévaut aujourd'hui selon lequel aucune autre époque que celle à laquelle nous vivons n'a combattu les diverses formes d'intolérance ou de refus de l'autre. À écouter ce qu'on dit d'elle, notre époque serait la seule à combattre simultanément la misogynie, l'homophobie, le racisme, l'antisémitisme, etc. Selon cette perspective, il n'y a plus aucune raison d'aller chercher des leçons dans le passé, considéré comme une «grande noirceur». Et c'est ainsi d'ailleurs que l'allergie de plus en plus visible au dépaysement se présente comme le privilège d'une époque ouverte à toutes les modalités de l'altérité.
L.D. C'est un paradoxe!
A.F. C'est même une imposture, c'est la grande imposture de notre temps. C'est un temps rétréci, c'est une époque qui croit avoir démystifié, récusé ou réfuté toutes les formes d'ethnocentrisme mais qui développe comme nulle autre avant elle l'ethnocentrisme du présent.
Être conservateur pour inventer
L.D. Dans La crise de l'éducation, Hannah Arendt écrit: «C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine.» Comment comprenez-vous cette phrase paradoxale aujourd'hui?
A.F. Je crois que rien n'illustre mieux cette phrase extraordinaire d'Hannah Arendt que la situation de la langue. Pour acquérir un style qui vous soit propre, par exemple, il faut bien connaître la langue. Et la langue, elle, ne vous appartient pas. Donc la mission première de l'école, c'est la transmission de la langue. Une langue est certes maternelle, donc on ne l'apprend pas qu'à l'école. Mais les nuances et les subtilités sont contenues dans la littérature que, précisément, l'école a pour mission de transmettre.
Or, aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Il y a un nombre considérable d'élèves en situation d'illettrisme jusque dans l'enseignement secondaire. On parle donc d'échecs lourds: un quart des élèves arrivent à la fin du primaire sans maîtriser l'orthographe, voire la lecture et l'écriture, mais en fait le diagnostic doit être radicalisé: ceux qui évitent l'échec lourd sont en situation de réussite légère. On voit aujourd'hui les Français divorcer d'avec leur propre langue. Celle-ci est de moins en moins bien parlée et connue. Et moins elle est parlée, moins les locuteurs ont la possibilité de faire valoir leurs possibilités de commencer quelque chose de neuf.
Dépassé?
L.D. Pour certains, la critique d'Arendt est dépassée. Un philosophe québécois, George Leroux, écrivait récemment que cette critique relevait d'une nostalgie pour la «culture d'élite», héritée «de la Renaissance européenne». Celle-ci, selon lui, est entrée «dans un processus d'érosion qui semble incontrôlée», les jeunes choisissant plutôt «les modèles de la culture mondialisée qui les séduisent». «Toutes les récriminations des penseurs conservateurs, comme Allan Bloom ou Alain Finkielkraut, déplorant son déclin» n'y changeront rien, ajoutait-il, évoquant votre essai La Défaite de la pensée (Gallimard, 1987). «Cette bataille est perdue», insistait-il.
A.F. Elle est peut-être perdue dans la mesure où il est de plus en plus difficile de différencier la culture de l'inculture. L'adjectif découlant de «culture», aujourd'hui, ce n'est plus tellement celui de «cultivé», c'est celui de «culturel». C'est là justement que la possibilité même de l'enseignement véritable est remise en cause. Si tout est culturel, si la culture relève du «déjà là», du donné, et d'une ascèse, alors en effet l'école n'est rien d'autre qu'une garderie, un lieu où il s'agit de donner aux gens la capacité simplement de s'orienter dans le monde et d'exercer telle ou telle fonction professionnelle nécessaire à l'économie de la société. C'est pour cela que je trouve absurde qu'on dise que ce combat est dépassé. Enfin, [dans La Défaite de la pensée], en 1987, je voyais s'estomper la frontière entre la culture et l'inculture. Malheureusement, aujourd'hui, nous sommes peut-être arrivés au terme de
ce processus.
L.D. Relisons encore Arendt: «L'enseignement des langues illustre [...] la substitution du faire à l'apprendre et du jeu au travail: l'enfant doit apprendre en parlant, c'est-à-dire en faisant et non en étudiant la grammaire et la syntaxe.» Cela ressemble beaucoup à ce que je constate dans l'enseignement que reçoivent mes enfants. Toutefois, au Québec comme en France, je remarque qu'on parle du retour de la dictée.
A.F. En effet, on dirait parfois que la bataille, bien que probablement perdue, se déroule encore. Peut-être aussi que, selon le fameux vers de Hölderlin, «là ou croît le danger croît aussi ce qui sauve». Peut-être qu'avec une déculturation générale, on assistera à un sursaut.
L.D. Il y a peut-être un peu d'espoir, donc?
A.F. Oui. Mais je constate aussi que chaque fois qu'une initiative de bon sens est prise, elle est immédiatement stigmatisée, fustigée dans la presse progressiste. On parle de «nostalgie d'un ordre scolaire disparu», de «nostalgie des coups de règle sur la table». Et surtout -- et c'est pour cela que mon pessimisme reste grand --, il est impossible de faire admettre que la sélection est un instrument démocratique. On combat aujourd'hui de manière très violente toute forme de sélection à l'école. Ce qui fait que, d'ici peu, l'enseignement exigeant trouvera refuge dans quelques lycées ou collèges privés. Ça commence à être le cas, et je pense que cette tendance est inéluctable.
Les gens croient que le refus de la sélection est une conquête de la démocratie. En réalité, c'est à la fois une défaite de la démocratie et une défaite de la culture. Parce que, bien entendu, les seuls à pouvoir échapper à la médiocrité ambiante, ce seront les enfants dont la famille aura assez d'argent.
Expérience
des belles choses
L.D. Vous avez entre autres une formation de professeur de français. Vous enseignez à l'École polytechnique, mais si vous exerciez votre profession auprès d'adolescents, au secondaire par exemple, que feriez-vous pour appliquer les idées arendtiennes?
A.F. Je ferais ce que d'autres professeurs tentent déjà de faire. J'enseignerais la littérature.
L.D. À partir de quel âge?
A.F. Il ne faut pas l'enseigner avant le collège, soit vers l'âge d'onze ou douze ans, même si on peut, dans l'enseignement primaire, leur faire toucher du doigt la beauté.
L.D. Apprendre certains poèmes et des fables, par exemple?
A.F. Oui. Et par les dictées où se déploie une belle langue. Cela me fait penser à une phrase de Leo Strauss: «Les Grecs avaient une belle expression pour désigner la vulgarité. Ils l'appelaient "apeirokalia": manque d'expérience des belles choses.» J'essaierais donc, si j'étais professeur dans l'enseignement secondaire, de donner à mes élèves l'expérience des belles choses. Pour cela, je devrais résister à cette espèce de relativisme culturel devenu dominant, qui consiste à dire que tout est opinion et que la beauté ne relève que du jugement subjectif. Non, le sens de l'enseignement, c'est de résister à ce que j'appelle l'absolutisme égalitaire. Il est très important, dans un monde toujours plus enlaidi, de donner très tôt aux élèves l'expérience des belles choses, de leur rappeler notamment que, demain, ils seront des travailleurs et des consommateurs mais qu'ils ne seront pas que cela.
L.D. Quels textes donneriez-vous à lire à 12 ans, par exemple?
A.F. Je me souviens d'un documentaire où le professeur disait qu'elle aimait enseigner Le Cid à ses élèves de 13-14 ans. Je ne vois pas pourquoi on se refuserait à leur faire lire ces vers, pourtant si loin de leurs préoccupations immédiates. À mon programme, il y aurait aussi des textes plus accessibles, mais je n'hésiterais pas à y mettre des textes étrangers à leur monde. Mon critère serait à la fois l'accessibilité et l'exotisme.