Pourquoi la crise actuelle est particulièrement difficile pour les Juifs ultra-orthodoxes, ici comme ailleurs dans le monde.
Une intervention policière dans un bain rituel à Côte Saint-Luc, une autre près d’une synagogue à Outremont. Depuis le début de la semaine, le Service de police de la Ville de Montréal a dû effectuer de nombreuses interventions visant à limiter les rassemblements au sein des différents groupes hassidiques, nous confirment des sources policières.
Pourtant, la crise actuelle touche les ultra-orthodoxes de plein fouet.
La ville de Côte Saint-Luc et l'arrondissement d’Outremont sont les endroits les plus touchés, au prorata de leur population, par l’épidémie sur l’île de Montréal, selon les données rendues publiques par la direction de la santé publique de Montréal.
Dans ces endroits, le nombre de cas est en constante augmentation.
Alain Picard a été engagé par des personnalités influentes du groupe Satmar à Outremont pour faire les relations publiques du Conseil hassidique juif du Québec.
L’ancien journaliste, dont l’organisation lutte en ce moment contre la COVID-19, confirme, sans avoir de données précises, que les différents groupes hassidiques du Québec sont, en ce moment, plus affectés que la population générale par la maladie.
Le virus affecte aussi dramatiquement les régions de l’État de New York où sont établies des communautés sœurs des groupes hassidiques présents sur le territoire du Québec.
D’ailleurs, des rapports fréquents entre les hassidim de New York et ceux du Québec, à des dates clés dans l’apparition du virus en Amérique du Nord, expliquent en grande partie pourquoi ils seraient plus affectés à ce stade-ci de la crise.
Joint jeudi en Israël, le journaliste Wayr Ettiger, spécialiste des groupes ultra-orthodoxes pour la Télévision nationale israélienne (KAN 11 TV), raconte que la situation là-bas est explosive.
Les autorités israéliennes craignent le pire à la veille des grandes fêtes de Pâques qui doivent avoir lieu la semaine prochaine, puisqu’il est coutumier de se réunir et de festoyer en famille pour l’occasion.
Dans la ville de Bnei Brak, dont la population est majoritairement orthodoxe, les autorités sanitaires estiment que 75 000 personnes pourraient être porteuses du virus.
Le problème, c’est qu’au début de la crise, des autorités spirituelles ont dit qu’il ne fallait pas fermer les écoles, que l’apprentissage des textes sacrés allait sauver les gens.
Le journaliste Wayr Ettiger
Les croyances mystiques des leaders ont mis une population d’un million de personnes en danger, et comme dans les écoles religieuses des ultra-orthodoxes on n’enseigne pas les sciences, la majorité n’a pas cru les avertissements des autorités laïques, résume le journaliste.
Le groupe est au cœur de l’identité hassidique et ultra-orthodoxe, explique Samuel Heilman, de l’Université Queens à New York. Le sociologue est sans conteste l’un des plus grands spécialistes de l’organisation des groupes hassidiques.
Ils prient ensemble. Ils mangent ensemble, etc. Ils ne sont jamais seuls. La solitude, l’isolement est contraire à leur culture, explique M. Heilman, qui rappelle que le mouvement hassidique naît dans les Shtetl d’Europe de l’Est au 18e et 19e siècle.
Le Shtetl, village en yiddish, est organisé autour de la communauté, de la vie en groupe.
Pour Samuel Heilman, il est aussi important de saisir à quel point l’insularité culturelle des groupes hassidiques, appuyée par leur système d’éducation, joue en ces temps de crise contre les ultra-orthodoxes.
Beaucoup ne maîtrisent pas la langue du pays où ils vivent. Ils ne lisent pas les journaux, ne regardent pas la télé et se fient à de grands rabbins qui leur envoient des messages contradictoires.
Le sociologue Samuel Heilman
Samuel Heilman évoque l’exemple d’un grand rabbin israélien qui demande à ses fidèles de ne pas aller à la synagogue, mais réunit des gens pour prier chez lui.
Une jeune femme qui a décidé de quitter un groupe hassidique d’Outremont avant son mariage, il y a quelques années, m’expliquait jeudi que dans le groupe où elle a grandi, on racontait aux enfants à quel point il fallait se méfier des non-juifs, capables de vous envoyer dans des chambres à gaz du jour au lendemain.
Dès l’enfance, on nous raconte des histoires traumatisantes de pogroms et d’autres, liées à l'holocauste. Nous sommes dès lors, très tôt, convaincus que les non-juifs sont potentiellement dangereux, dit-elle.
Pour cette ex-hassidique qui a dû apprendre le français et l’anglais au sortir de sa communauté et s’est sentie comme une exilée dans son propre pays, il est clair que ces souvenirs traumatiques qui habitent l’inconscient collectif des juifs hassidiques jouent un rôle primordial dans la méfiance face à certains des avis sanitaires émanant des autorités gouvernementales, que ce soit à Montréal, New York ou Jérusalem.
Cette semaine, en Israël, où les médias rapportent que 50 % des gens atteints de la COVID-19 sont issus des groupes ultra-orthodoxes - alors qu’ils ne constituent que 10 % de la population - des ultra-religieux ont crié : Nazi! à des représentants israéliens des forces de l’ordre qui tentaient de faire respecter les consignes de distanciation physique dans un quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem.
En début de semaine, une vieille connaissance qui vit dans le groupe Tosh de Boisbriand, mis en quarantaine dimanche dernier, m’a passé un coup de fil.
Au téléphone, Abraham chuchotait. Il ne voulait pas que le reste de sa famille sache qu’il parlait à quelqu’un de l’extérieur. La raison de son appel? Me poser des questions, qui indiquent clairement son incompréhension de la situation : Que se passe-t-il? Est-ce la troisième guerre mondiale? Pourquoi ne pouvons-nous plus sortir?
Abraham m’explique que l’homme, qui se dit porte-parole de la communauté Tosh est contesté par une partie du groupe, que pour cette faction-là des Tosh, donc, il n’a pas de légitimité, que certains se méfient de lui, qu’il ne leur a pas dit pourquoi ils ne peuvent plus sortir.
Cette anecdote illustre en partie pourquoi les autorités sanitaires et gouvernementales ont de la difficulté à faire passer le message dans ces communautés insulaires et à y faire appliquer les règles de distanciation physique.
Il n’est tout simplement pas facile d’y trouver le bon interlocuteur, dans la mesure où il n’existe pas de telle chose que la communauté hassidique au singulier. Il faut plutôt envisager les communautés hassidiques au pluriel, avec des coutumes, des croyances différentes, des leaders spirituels différents.
Il y a une dizaine de groupes importants présents à Montréal et à l’intérieur même de ces communautés, il y a des luttes de pouvoir et des divisions politiques. C’est le cas chez les Tosh, par exemple, où il existe un schisme entre deux factions.
Plus tôt cette semaine, un membre du cabinet de la mairesse de Montréal Valérie Plante me disait que la Ville était en contact avec un leader de la communauté responsable d’une coalition hassidique contre la COVID-19.
Or, comme l’explique David Ouellet, du centre consultatif des relations juives et israélienne (CJA), depuis le début, la crise sanitaire est gérée par des personnalités hassidiques qui, en raison de leurs occupations professionnelles, sont plus habituées à avoir des relations avec le monde extérieur à leurs communautés. Mais si ces personnalités ont de l’influence sur certains, elles ne possèdent pas d’autorité légitime sur l’ensemble des groupes ou des individus.
La CJA travaille d’ailleurs d’arrache-pied avec le gouvernement du Québec pour acheminer l’information directement à la population hassidique, la plus souvent yiddishophone.
David Ouellet s’inquiète des conséquences de cette crise sur la paix sociale. Il craint que l’on ne stigmatise l’ensemble des Juifs du Québec ou encore l’ensemble des Juifs religieux.
Il ne faut pas de haine en ce moment. La vaste majorité des Juifs du Québec, religieux ou non, respectent les consignes à la lettre.
David Ouellet, du centre consultatif des relations juives et israéliennes