Je ne reconnais plus ma Commission des droits

A-t-elle perdu la mémoire,
le fil de ses avis antérieurs et de son ouverture aux «forces créatrices du droit»?

22 octobre 2013 | Pierre Marois - Avocat à la retraite, ex-président de la Commission et ex-ministre dans les gouvernements de René Lévesque
Le projet d’une Charte des valeurs québécoises du ministre Bernard Drainville continue de susciter des divisions dans la population.


Dans une sortie publique récente, pour faire connaître ses « Commentaires » sur le projet gouvernemental de Charte des valeurs, c’est à un énorme feu d’artifice que la Commission des droits de la personne (CDPDJ) nous a conviés. L’expression est loin d’être trop forte ; les médias l’ayant aussi ainsi compris ; cela ressort clairement de leurs titres et qualificatifs : « taille en pièces », « Coup de massue », etc.

Le texte même de ces « Commentaires » ainsi que les déclarations du président ont allumé ce feu d’artifice : « Très, très radical comme projet », il « compromet les libertés et droits fondamentaux », « c’est une violation du droit »… et j’en passe. […] Non vraiment, je ne reconnais plus ma Commission des droits.

Il s’agit d’un document politique émanant d’un « haut lieu d’expertise », présenté sur un ton et dans une forme qui frôle le diktat de pères fondateurs d’une sorte de « Chartisme ». […]

 

Appui de la Cour suprême

En effet, au soutien de ses prétentions, la Commission va chercher l’appui de la Cour suprême (CS). Elle cite dix de ses jugements, mais […] oublie de nous dire que dans sept d’entre eux (nombre de ces cas se sont produits dans d’autres provinces) la CS se base uniquement sur la Charte canadienne des droits !

Quant à l’égalité entre les femmes et les hommes, rien ne sert d’y revenir selon la CDPDJ, car déjà trois dispositions de la Charte québécoise y pourvoient ! Ça règle le cas ! […]

Il ne faut donc pas interdire le port de signes religieux dans les fonctions publiques, para et péri-publiques. « L’enseignement des tribunaux est limpide. » « Le droit de manifester ses croyances religieuses est protégé par la Charte » (dit la CDPDJ en s’appuyant sur la CS dans une décision de 1985 […]). « L’obligation de neutralité s’applique aux institutions de l’État, mais pas à ses agents, ces derniers ne sont tenus qu’à un devoir de réserve et d’impartialité » ! Bon, alors il faudrait maintenir les voiles […], les turbans, le kirpan (décision de la CS) et j’en passe.

[…]

J’ai très souvent dit que notre Charte québécoise était la somme de nos valeurs de société, les droits ne faisant que les traduire en termes juridiques. Et pourtant la CDPDJ semble en faire bien peu de cas de ces valeurs fondamentales.

Bref, non seulement cette Charte des valeurs contrevient aux Chartes et serait « balayée » par les tribunaux, mais, de plus « la Cour ne serait pas davantage favorable aux positions mitoyennes mises de l’avant par la Commission Bouchard-Taylor, la CAQ et QS qui proposent d’interdire le port de signes religieux aux seuls employés de l’État investis d’un pouvoir de coercition comme les juges ou les policiers », ajoute le président. Avez-vous compris ?

Ma Commission a-t-elle perdu la mémoire, le fil de ses avis antérieurs et de son ouverture aux « forces créatrices du droit » ?

À cet égard, il faut relire certains paragraphes du préambule de la Charte québécoise :

Déjà ces trois paragraphes ratissent très large. Et remarquons qu’à la fin du troisième paragraphe on constate une des différences essentielles entre les chartes canadienne et québécoise. La première est centrée sur l’individu alors que la nôtre couvre l’individu et la société. De plus, la canadienne consacre le multiculturalisme, inacceptable pour les Québécois qui se retrouvent dès lors minorisés dans le « melting pot » canadien.

Or les Commentaires de la CDPDJ sont bloqués sur l’individu et négligent la société québécoise, sa culture, sa révolution tranquille (non encore achevée), son évolution et ses préoccupations actuelles.

Ma Commission a-t-elle oublié son avis recommandant que les commissions scolaires cessent d’être confessionnelles en recourant, le cas échéant, à la clause dérogatoire ; et cela, sans aucun cri d’alarme ? Or pour la CDPDJ, utiliser cette clause serait « un geste grave » nécessitant « la plus grande circonspection » et devant répondre à « d’importantes exigences de fond et de forme ».

Ma Commission oublie-t-elle que notre Charte est muette sur la neutralité de l’État ? Pourquoi ma Commission ne reprend-elle pas les choses là où elle les avait laissées en février 2005 dans son avis intitulé « Réflexion sur la portée et les limites de l’obligation d’accommodement raisonnable en matière religieuse », avis à ce point important que j’ai alors jugé nécessaire de le résumer dans un article publié le 15 juin 2005 dans Le Devoir.

« Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le Québec s’est engagé dans un processus de laïcisation. Tout en étant une tendance historique forte […], l’aspiration sociale et politique à la laïcisation comporte encore ses zones d’ombre. De quelle laïcité voulons-nous, au juste ? […] Ou encore d’une forme spécifiquement québécoise de laïcité, toujours respectueuse des chartes des droits et qu’une délibération collective approfondie permettrait de mieux définir ? »

[…]

Bref, ma Commission appelait à un débat de fond initié par le gouvernement du Québec. Et voilà, c’est fait […]. Et comme d’autres, je m’attendais à ce que ma Commission y participe en comprenant et mesurant l’état actuel des choses, en formulant des recommandations et non pas en se livrant à une véritable oeuvre de démolition en règle.

 

Perdre le fil

Ma Commission a perdu le fil de ses avis antérieurs. Pourtant, elle a déjà démontré qu’elle était capable, tout en remettant certaines pendules à l’heure, de participer à une oeuvre fondamentale et nécessaire de construction en formulant des recommandations ; elle l’a si bien fait déjà, notamment dans le cas de la récitation d’une prière en début d’assemblée publique d’un conseil municipal (CDPDJ c. Ville de Laval - mais aussi, Saguenay) et, aussi, de façon magistrale, en novembre 2003, dans son document soulignant les 25 ans de la charte québécoise des droits et libertés.

Avec ce document […], nous avons parcouru les régions du Québec pour en mesurer l’accueil […]. Toutes les questions soulevées dans la Charte des valeurs, et de nombreuses autres […], y étaient traitées et toujours accompagnées de nombreuses recommandations de changement de notre Charte, dans le but de l’actualiser.

[…] Ce rappel devrait faire mieux comprendre l’appui donné à la Charte des valeurs par l’ex-juge de la Cour suprême Claire L’Heureux Dubé et l’ex-juge en chef de la Cour du Québec Huguette Saint-Louis, deux juristes sensibles à l’évolution des choses et des mentalités, conscientes des nouvelles réalités et très rigoureuses […].

L’heure du changement a sonné. Ce n’est plus le temps de faire le jeu des ultras, des « statuquoistes ». Oui, nous vivons dans une société qui s’est donné un cadre juridique ; oui, ces droits, libertés et obligations (parents pauvres du discours public, y compris ma Commission) doivent être respectés et, le cas échéant, sanctionnés. Mais ce n’est là une raison pour rester campé étroitement sur son quant-à-soi, car, attention, un courant froid venu du sud et qui s’est répandu jusque chez nous, accompagné d’un autre courant, intégriste celui-là, les deux faisant bon ménage, mettent en péril des acquis si péniblement gagnés et qui méritent respect, défense et promotion mais aussi une mise à jour.

L’enjeu est si important à mon point de vue que j’ai cru nécessaire, après six ans de silence sur ces questions, de sortir de ma retraite pour le dire haut et fort : « J’APPUIE LE PROJET DE CHARTE DES VALEURS. »