Analyse

Liban : l'impossible endiguement chiite

LE MONDE | 14.05.08 |

 

L a dégradation brutale de la crise libanaise et les dizaines de morts qu'elle a provoquées n'auront en fait surpris personne. La transformation d'une impasse politique en conflit armé fratricide était même redoutée de longue date. Globalement stabilisé mercredi 14 mai, ce conflit menace de reprendre à tout instant sous l'effet d'une dynamique de haine solidement ancrée dans la société libanaise. Si les composantes strictement intérieures et les interférences étrangères (syro-iraniennes ou occidentales) restent encore difficiles à évaluer, il n'en demeure pas moins que cette crise constitue le deuxième exemple au Proche-Orient, après l'Irak, de conflit armé entre communautés chiite et sunnite, si on met de côté le cas très particulier de la rébellion zaydite contre le pouvoir central yéménite.

Que le Liban en soit le théâtre relève de la pure logique puisqu'il s'agit du seul pays où la deuxième grande famille musulmane pèse d'un poids significatif. Les chiites sont certes majoritaires numériquement au Bahrein mais leur lutte pour une plus grande prise en compte des intérêts de leur communauté n'y a jamais basculé dans la lutte armée à outrance.

Cette nouvelle illustration de la discorde intermusulmane, pourtant théoriquement proscrite par les docteurs de la foi, ne peut qu'alimenter les inquiétudes des pays arabes dits modérés, alliés aux Occidentaux : la Jordanie, l'Egypte et l'Arabie saoudite. Au cours des dernières années, leurs dirigeants ont tous exprimé publiquement le malaise que suscitent les ambitions régionales de l'Iran, allié à la Syrie, et qui oeuvrerait, selon Abdallah II, à la constitution d'un "arc chiite". Comme l'exportation de la révolution islamique il y aura bientôt trente ans. Cet "arc" aurait comme objectif, complémentaire du programme nucléaire militaire qui lui est également prêté, d'assurer la pérennité du régime iranien.

Cette poussée chiite, qui vient de s'illustrer à Beyrouth et dans la montagne druze, inquiète tout autant les alliés occidentaux, européens et américains, des principales capitales sunnites auxquelles ils sont liés par des coopérations civiles comme militaires et que révulse la perspective d'un Iran à la fois rebelle et sanctuarisé. Jusqu'à présent, cette convergence d'intérêts n'a pourtant pas permis de contenir le régime iranien. Le Liban vient même de mettre, une nouvelle fois, en évidence ce qui devient une constante au Proche et au Moyen-Orient, à savoir l'impuissance des Occidentaux, à commencer par les Etats-Unis, et de leurs alliés arabes à peser sur le cours des événements.

La prise de contrôle, sans coup férir, par le Hezbollah chiite de la partie occidentale de Beyrouth où le Courant du futur sunnite avait pignon sur rue, quelques semaines après l'envoi médiatisé d'un navire de guerre américain au large du Liban, l'US-Cole, illustre jusqu'à la caricature le fiasco d'une politique de la canonnière qui souffre cruellement de ne pas avoir les moyens de ses ambitions.

Le bourbier irakien avait été, dès l'été 2003, la première manifestation de la vacuité d'un volontarisme sans prise sur la réalité. Les derniers avatars de la stratégie américaine sur place, la multiplication des conflits intracommunautaires (sunnites contre sunnites, chiites contre chiites) ont permis aux troupes américaines de s'alléger au cours des derniers mois d'une partie du fardeau sans pour autant dessiner les contours d'une stabilisation. Cette atomisation continue de priver au contraire l'Irak de toute perspective. Pour autant, elle ne dessert pas les ambitions iraniennes.

La relance par les Etats-Unis d'un processus politique israélo-palestinien, en novembre 2007, est un autre exemple de l'impuissance occidentale. Ni la convocation du ban et de l'arrière-ban international (Syrie incluse) à Annapolis, dans le Maryland, ni la conférence des donateurs réunie à Paris, en décembre 2007, n'ont permis de débloquer une situation que les autorités militaires et politiques israéliennes jugent pour l'instant sous contrôle et donc préférable, compte tenu de l'état de l'Autorité palestinienne et de son chef, Mahmoud Abbas, à toute initiative diplomatique qui remettrait en question le statu quo.

ATLANTISME OSTENSIBLE

Cruel accéléré du dérapage du processus d'Oslo, entre 1993 et 2000, le décalage entre les discours, optimistes jusqu'au déraisonnable comme la promesse ou le souhait, suivant les formules, d'un Etat palestinien d'ici à la fin de l'année 2008, et les blocus qui valent aux Palestiniens une misère et une désespérance sans précédent dans une histoire pourtant riche en heures sombres ne prouve pas seulement l'incapacité des premières puissances mondiales à imposer aux autorités israéliennes une révision de leurs paradigmes qui leur serait pourtant in fine profitable. Il accrédite aussi la thèse du double langage, de la tromperie et du cynisme de la part de ceux qui prétendent inscrire leur action dans la clarté et les principes du droit.

Au lieu de priver, enfin, l'Iran de cartes régionales, la permanence de ce conflit de basse intensité lui ouvre au contraire des perspectives. C'est d'autant plus le cas lorsque les initiatives des uns - la trêve imposée par les Saoudiens aux frères ennemis palestiniens du Hamas et du Fatah en février 2007 - sont contrariées par les autres - le soutien américain à une politique d'intransigeance du Fatah vis-à-vis du Hamas pendant la même période. Au prix du fiasco qu'a constitué pour eux, il y aura bientôt un an, la prise de contrôle par la force de Gaza par ce mouvement islamiste. Ce dernier, sunnite, ne saurait être réduit à un rôle de courroie de transmission palestinienne des intérêts chiites iraniens.

En se dirigeant inexorablement vers son terme, l'administration américaine perd chaque jour en force et en capacité d'action. Ses alliés arabes, qu'il s'agisse de l'Egypte ou de l'Arabie saoudite, ne sont pas en mesure de prendre un quelconque relais. Parmi les Européens, la France, en faisant le choix d'un atlantisme ostensible, pour des raisons sans doute principalement européennes, a perdu au Proche et au Moyen-Orient une bonne partie de sa singularité. Au Liban comme dans les territoires palestiniens, elle n'a pas fondamentalement changé de politique orientale en passant de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy, y compris lorsqu'il s'agit de soutenir les régimes les moins accommodants avec leurs populations. Mais la normalisation avec les Etats-Unis souhaitée par l'actuel président de la République le rend désormais difficilement audible dans la région.

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