FRANC-PARLER

Une question de feeling

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RICHARD MARTINEAU

JOURNAL DE MONTRÉAL, PUBLIÉ LE: DIMANCHE 03 JUIN 2012

Je vous ai souvent parlé du politologue français Raymond Aron au cours des dernières semaines. Je vous ai cité plusieurs extraits de ses Mémoires et de l’excellent ouvrage qu’il a consacré aux événements de mai 68 (La révolution introuvable).

Me permettez-vous d’y aller d’une autre citation ? Elle résu­me parfaitement ce qui se passe depuis trois mois.

UN PSYCHODRAME

« Si un phénomène de cet ordre a pu se produire, il a nécessairement des causes profondes. Mais ces causes profondes appartiennent à l’ordre affectif, à l’ordre émotionnel. Au lieu de prendre au sérieux ce que les acteurs disent, il faut comprendre ce qu’ils ressentent… » Tout est là.

Vous voulez comprendre ce qui se passe au Québec depuis 100 jours ? Mettez votre cerveau à « off » et passez en mode « émotif ».

Parce que plus vous allez essayer de comprendre, moins vous allez y arriver.

Ce qui se passe n’a plus rien à voir avec la sociologie ou la politique. Nous nageons en plein drame psychologique.

Comme m’a écrit un ami : « Jean Charest aurait offert la Lune aux étudiants qu’ils auraient eu tôt fait de la refuser. Ils vivent un trip qu’aucune drogue ne pourrait donner comme sensation de bien-être. Ils se sentent importants, désirés, affublés d’éloges et ivres de désobéissance civile.

« Une situation à l’image de notre monde. Je crains pour les mois à venir… »

THÉRAPIE FAMILIALE

Voilà ce qui se passe : une confrontation entre les enfants et leur père.

Oubliez Marx. Pensez plutôt à Tennessee Williams ou à Nicholas Ray, le réalisateur de Rebel Without a Cause, avec James Dean.

Le fils révolté qui se sent abandonné, mal aimé, mal compris. Et le père vieillissant qui n’accepte pas de voir son auto­rité contestée.

Les deux se lancent des regards incendiaires et aucun ne veut baisser les yeux.

Ce n’est pas d’un médiateur dont nous avons besoin, mais d’un psy spécialisé dans les thérapies familiales.

Ajoutez à cela la foule qui, comme l’écrivait Gustave Le Bon en 1895, « est peu apte au raisonnement, mais très apte à l’action » et vous avez une situation explosive et inextricable.

LA FIN DU MONDE ANCIEN

Les manifestants disent que nous assistons au début d’un temps nouveau. Je suis plutôt de ceux qui croient que nous assistons à la fin du monde ancien.

Comme si on s’était tous mis d’accord pour rêver une dernière fois avant que la réalité ne nous frappe de plein fouet.

Car ne nous leurrons pas : c’est ce qui va arriver. « Les chiffres ne mentent pas », comme dit l’autre.

Qu’importe le gouvernement qui sera au pouvoir – rouge, bleu ou orange; de gauche, de droite ou de centre –, les faits sont là : la dette a dépassé le cap du quart de billion (250 milliards $), la pyramide des âges est sens dessus dessous et le ratio travailleurs-retraités fond comme neige au soleil.

On a beau rêver à une société où tout est gratuit et où personne ne paie, vous avez beau taper sur vos casseroles 24 heures sur 24 et brandir vos drapeaux du Che, rien n’y changera.

La vague se gonfle, la vague arrive et on va tous boire la tasse.